Les britanniques, rois des comics ?
Si l’industrie du comic-book semble tenir une place privilégiée dans la culture américaine et dans son économie (avec un quasi-monopole des adaptations de comics par Hollywood), on aurait tort de sous-estimer l’apport de scénaristes britanniques dans la création des comics. Depuis Watchmen des anglais Alan Moore et Dave Gibbons, les britanniques n’ont eu de cesse de révolutionner cette industrie qui, pendant l’Âge de Bronze, tendait à devenir la caricature d’elle-même, usant toujours plus des mêmes stéréotypes. Qui sont ces auteurs qui ont révolutionné le comic-book ? Comment expliquer leur succès ? C’est à ces questions, que nous tenterons de répondre dans cet article.
Qui sont les grands auteurs britanniques ?
Nous sommes en plein milieu des années 80, en Angleterre. Une époque où, en Angleterre, le Neuvième Art est en déclin. De l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis, les ventes de comics ne sont pas mirobolantes. L’Âge de Bronze du comic-book est bien installé, et le Golden et le Silver Age semblent bien loin. Pourtant, quand DC Comics sort en 1985 son Crisis on Infinite Earths de Marv Wolfman et de George Perez, maxi-série permettant de refondre l’univers DC, on sent qu’on approche petit à petit vers une nouvelle ère, pleine de possibilités. C’est à cette période que des scénaristes anglais tentent leur chance sur le marché des comics américain. Parmi eux, un certain Alan Moore, qui travaillait pour une maison d’édition britannique : Warrior. Pour cette maison d’édition, Alan Moore écrivit deux gros chefs d’oeuvres : Miracleman et la contre-utopie V pour Vendetta (avec l’anglais David Lloyd). Problème : Warrior ferma ses portes, avant même que les séries fussent finies. Fort heureusement, Alan Moore (dont le génie était déjà visible) finira son V pour Vendetta chez DC, qui l’avait remarqué pour son talent. La suite, on la connaît : DC confie à Moore la série Swamp Thing, pour laquelle il créera le personnage de Constantine, qui deviendra le personnage principal de l’une des plus grandes séries du label Vertigo : Hellblazer ; puis il écrira la plus grande série de l’Histoire du Comics, responsable de son renouvellement en 1986 : Watchmen. A l’époque, le doute n’est plus permis : Alan Moore est bel et bien le plus grand auteur de comics de l’Histoire. Batman : The Killing Joke, Whatever Happened to the Man of Tomorrow ?, From Hell, Top10, La Ligue des Gentlemen extraordinaires, Neonomicon, ou plus récemment Providence, tous les travaux de Moore ont été couronnés de succès. A tel point qu’il est le plus grand détenteur d’Eisner Awards, la récompense la plus prestigieuses du monde des comics, avec un total de 22 récompenses.
A la suite d’Alan Moore, tout un tas de jeunes scénaristes britanniques, pleins de talent et de fureur, ont peu à peu envahi le monde du comics. Parmi eux, un certain Neil Gaiman. Neil Gaiman, qui s’était déjà fait remarquer en 1985 avec son roman De bons présages, co-écrit avec le grand (et très regretté) Terry Pratchett. Gaiman, fan de comics depuis l’enfance, a un jour lu le run révolutionnaire d’Alan Moore sur Swamp Thing. Lui qui désirait raconter toutes sortes d’histoires depuis l’enfance, a suivi son instinct culotté, et a envoyé à Alan Moore une lettre lui faisant part de son admiration : les deux hommes sont devenus amis, et Alan Moore a enseigné à Neil Gaiman comment écrire un comic. Gaiman rencontre également Dave McKean, un dessinateur surdoué, britannique également, avec qui il collabore pour écrire l’autobiographique Violent Cases, un chef d’oeuvre récemment publié par Urban Comics. Suivront ensuite d’autres chefs d’oeuvres, tels que Black Orchid, Mr Punch, 1602, How to talk to girls in parties, Whatever happened to the Caped Crusader ?, et bien évidemment Sandman. Des chefs d’oeuvres incroyables, qui font de Neil Gaiman le second grand maître du comic-book.
L’irlandais Garth Ennis, quant à lui, n’a jamais cessé de jouer avec les limites déontologiques du comics. Maniant l’humour noir avec brio (le légendaire Tronche de cul de Preacher), avec son acolyte dessinateur (décédé en fin d’année dernière…) Steve Dillion, Ennis a écrit des comics d’une violence inégalable, provocateurs et blasphématoires, tels que les meilleurs épisodes de Hellblazer, la série créée autour du personnage inventé par Alan Moore dans Swamp Thing, et Preacher, son chef d’oeuvre. On lui doit également les meilleurs épisodes du Punisher de Marvel, dont Netflix s’est inspiré pour la seconde saison de la série Daredevil. On associe souvent Garth Ennis à un autre scénariste britannique : Warren Ellis (à ne pas confondre avec l’acolyte du chanteur Nick Cave). Warren Ellis est lui aussi particulièrement représentatif du génie des britanniques dans l’écriture des comics. En témoigne son chef d’oeuvre, Transmetropolitan. Ou son run sur Hellblazer. Ou encore quelques-unes de ses plus récentes créations, tels que Trees et Injection.
Enfin, le très prolifique écossais Mark Millar ne cesse de cumuler les succès : que ce soit pour les grandes maisons d’édition, comme Superman : Red Son pour DC Comics, ou encore Civil War, Old Man Logan et Ultimates pour Marvel, ou alors pour ImageComics et son MillarWorld (Kingsman, Wanted, Kick-Ass, Jupiter Legacy, etc), il ne cesse de surprendre son lecteur, en allant toujours là où on l’attend le moins. On remarque surtout sa formidable aisance pour aller d’un univers (le space opera, les super-héros, les agents secrets, etc) à un autre.
Comment expliquer leur succès ?
Plusieurs facteurs peuvent expliquer le succès jamais démenti du comics britannique. Tout d’abord, des auteurs comme Alan Moore et Neil Gaiman, on su rendre le comics beaucoup plus littéraire. La construction et les scénarii de Watchmen et de Sandman sont pour le moins vertigineux. Prenez par exemple le cinquième chapitre de Watchmen, où chaque planche est construite à la manière d’un palindrome, la dernière case répondant à la première, l’avant-dernière à la deuxième, etc. Prodigieux ! Non content d’avoir créé une grammaire novatrice du comics, les œuvres de Moore sont particulièrement matures. Même chose pour Neil Gaiman.
Ensuite, les œuvres de ces britanniques sont particulièrement sombres, violentes et poétiques. En ce sens, elles placent le comics bien loin de la naïveté de l’Âge de Bronze. Elles ont également un côté profondément provocateur : on se souvient de la dernière case de Wanted, et de son héros qui s’adresse au lecteur par ces termes : "Je vous encule !". Les blasphèmes de Garth Ennis (qui ira jusqu’à faire du Christ un des trois grands démons qui régissent le monde, sorte de trinité inversée, dans Hellblazer) a fait couler beaucoup d’encre. Et l’hyper-sexualité des personnages d’Alan Moore, comme dans Top Ten ou comme son chef d’oeuvre pornographique Lost Girls s’est attiré les foudres de bons nombres de conservateurs.
Maturité, poésie, littérature, provocation, voilà la clé du succès des comics britanniques. Sans compter les prodigieux scénarios et les dessins magnifiques de dessinateurs talentueux qui les accompagnent.