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Fantasy : Jean-Philippe Jaworski (Gagner la Guerre) et Stefan Platteau (Les Sentiers des Astres) répondent à nos questions (partie 2)

De Gaetan Desrois - Posté le 4 juin 2023 à 9h12 dans Histoire

Le week-end dernier, nous avons publié la première partie d'une interview-fleuve de Jean-Philippe Jaworski (Gagner la Guerre) et Stefan Platteau (Les Sentiers des Astres). Alors que ces deux gigantesques auteurs de la fantasy francophone publient cette année leurs nouveaux ouvrages, les deux premiers tomes du Chevalier aux Épines pour le premier, Les Embrasés pour le second, c'est une chance gigantesque pour nous d'avoir pu les interroger. 

Cet article contient la deuxième partie de notre interview de Jean-Philippe Jaworski et Stefan Platteau.

Dans Le Chevalier aux Épines, Jean-Philippe, vous nous racontez les aventures d’Ædan de Vaumacel, un chevalier que l’on a déjà croisé dans deux nouvelles de Janua Vera, Au Service des Dames et Une offrande très précieuse. Sur quel modèle avez-vous créé ce personnage ?

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Le chevalier Ædan de Vaumacel est un personnage que j’ai construit pour le recueil de nouvelles Janua Vera, pour lequel j’ai créé des personnages à partir d’archétypes issus du jeu de rôle : un assassin, un barbare, ou encore un chevalier. Ædan de Vaumacel est donc un chevalier inspiré des romans courtois. Il a un code d’honneur très strict, mais bien à lui, ainsi qu’une grande part d’ombre. Au Moyen-Âge, un certain nombre de romanciers n’étaient pas d’accord avec les valeurs de la courtoisie et chevaleresques, qu’ils avaient pour commande de valoriser et d’illustrer dans leurs romans de la part de leurs commanditaires. Un certain nombre de critiques considèrent que Chrétien de Troyes prend un peu ses distances avec la courtoisie qu’il doit mettre en scène dans Le Chevalier de la charrette, c’est-à-dire l’Histoire de Lancelot. Dans ses romans précédents, il a exalté plutôt des valeurs de la conjugalité, comme dans Érec et Énide, et dans Le Chevalier de la charrette, Marie de Champagne lui demande d’exalter l’adultère dans l’amour courtois. Je voulais donc peindre un chevalier qui soit un modèle de vertus chevaleresques, et en même temps, qui soit très ambigu, dans son jusqu’au-boutisme, dans son respect des règles chevaleresques. C’est ce qui apparait dans Le Service des Dames, où la courtoisie se retourne complètement contre la Dame qu’elle est censée servir, mais où la Dame a aussi utilisé cette courtoisie à des fins qui ne sont pas forcément très honnêtes ; et même si je n’en dirais pas plus, c’est aussi quelque chose qui apparait dès le premier chapitre du Chevalier aux Épines, où le preux chevalier se met à commettre un acte qu’on ne s'attend pas exactement à le voir commettre.

januavera

Cette ambiguïté du preux irréprochable, et qui va pourtant commettre des actes très discutables, m’intéressait beaucoup. Il a pour modèle un certain nombre de chevaliers arthuriens ; ce qui est assez intéressant je trouve, c’est de relire des romans médiévaux, avec des chevaliers qui sont exaltés par les romanciers des XIIème-XIIIème siècles pour des valeurs qui ne correspondent plus du tout à nos valeurs. Quand on lit le Lancelot-Graal, les grands romans de Lancelot du XIIIème siècle, on découvre un type absolument abominable ! J’ai encore en tête des scènes où Lancelot passe avec son cheval sur l’ennemi à terre ; il ne le piétine pas personnellement, il le fait piétiner par son cheval, et ce n’est absolument pas la représentation du chevalier que l’on peut avoir de nos jours. Ce décalage entre des valeurs qui sont exaltées par des romanciers médiévaux, et nos propres valeurs, c’est une perspective que je trouve intéressante d’explorer dans le cadre d’un faux roman de chevalerie.

J’ai même l’impression que les deux personnages qui accompagnent Ædan de Vaumacel participent de cette dynamique-là, avec Naimes, un écuyer beaucoup plus âgé qu’Ædan, et Coel, le jeune page qui cache beaucoup de choses également (pour ne pas divulgacher quoi que ce soit), et qui est d’une méchanceté que l’on ne s’attend pas à voir dans une figure d’enfant.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Oui oui, ça aussi c’est un motif qui m’intéresse, et en même temps c’est un motif central de ce trio de personnages. Là je m’écartais un petit peu d’un certain nombre de roman médiévaux (pas tous), où l’on voit au moins l’écuyer. Et un roman médiéval m’a particulièrement influencé, notamment pour l’un des lais du premier tome, c’est Le Bel Inconnu [dans le premier tome, il y a un conte en vers, intitulé Le Bel Églantier, NDLR], où on voit un écuyer qui accompagne son maître. C’est un écuyer bizarre, d’ailleurs, parce que c’est un personnage comique alors qu’il porte un nom royal, puisqu’il s’appelle Robert, ce qui est assez étrange. Ça m’intéressait de mettre en scène les servants d’armes du Chevalier, puisque ce sont des personnages qui sont souvent laissés de côté par les romanciers médiévaux alors qu’ils sont essentiels dans l’organisation militaire et domestique de la chevalerie ; et puis ces personnages font partie du mystère du Chevalier aux Épines, en particulier le petit page. Je n’en dis pas plus, mais sur ces deux personnages on en apprendra plus sur eux à mesure que l’on avancera dans le roman.

J’ai d’ailleurs l’impression que ces relations de serments d’armes occupent une place importante dans votre œuvre romanesque. Dans Les Rois du Monde, les relations qu’entretiennent les héros avec leurs soldures sont très importantes ; d’ailleurs la méchanceté de Drucco [l’ambacte de Bellovèse, NDLR] semble presque avoir une parenté avec la cruauté de Coel dans Le Chevalier aux Épines ; dans Gagner la Guerre, tous les liens de fidélité et de marchandage entre le Sapientissime Sassanos et le Podestat Leonide Ducatore, entre Don Benvenutto et le Podestat, ou alors entre Don Benvenutto et la Guilde des Chuchoteurs… vous donnez beaucoup d’importance à ces relations-là.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Vous avez raison, c’est important. Ces relations participent à ce désir de réalisme que l’on évoquait tout à l’heure avec Stefan. Ces sociétés anciennes ne sont absolument pas des sociétés individualistes, mais sont très souvent des sociétés clientélistes ; et de toutes manières, on n’y existait, on n’y avait une influence, on ne pouvait y faire une action qu’en étant pris dans un réseau de fidélités, de services, dans une hiérarchie souvent fondée sur un échange. Ça me paraissait essentiel de les mettre en scène pour donner la couleur de ces sociétés anciennes ; ce qui ne fait pas de mes romans des romans historiques – récemment encore, on m’a dit : « Vous écrivez des romans historiques. », non je n’écris pas des romans historiques – ; simplement, le réalisme que je m’efforce de dépeindre en particulier dans les rapports sociaux est au service de l’émerveillement que va provoquer l’apparition du merveilleux ou du surnaturel. C’est la vieille ficelle du fantastique du XIXème siècle : il faut partir de quelque chose qui est vraiment documenté, crédible, sur le plan social et sur le plan historique, pour que la magie et le surnaturel, par contraste, paraissent plus impressionnants, même s’ils sont relativement discrets dans mes romans.

gagner la guerre

STEFAN PLATTEAU : D’ailleurs, puisque tu parlais des écuyers, il y a un fabliau érotique dans lequel un écuyer joue un rôle très présent, c’est Le Chevalier qui pouvait faire parler les cons. Tu le connais bien sûr !

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Le Chevalier qui pouvait faire parler les cons, je l’ai cité dans Comment Blandin fut perdu, où il fait partie du répertoire d’un demi-elfe qui est capable de raconter différentes histoires, dont ce fabliau.

STEFAN PLATTEAU : C’est une histoire formidable, puisque c’est un fabliau qui parle du consentement à l’époque courtoise. Moi j’invente mes propres chansons paillardes dans mon univers ; je trouve que ça rajoute beaucoup de crédibilité à un univers quand il a ses chansons paillardes. Et puis, ça m’amuse surtout.

On évoquait tout à l’heure, Stefan, votre vigilance pour la reconstitution réaliste, mais il me semble que l’on retrouve dans vos romans ce réalisme des rapports sociaux que mentionne Jean-Philippe. Par exemple, la fascination que peut ressentir dans Manesh Le Barde à l’égard du Bâtard est une fascination qui peut corrompre le récit tel qu’il devait être initialement. J’ai l’impression que ça participe d’une volonté de réalisme des sentiments.

STEFAN PLATTEAU : Oui, exactement. On a trop souvent entendu que la Fantasy était une littérature légère ; pour moi, on peut raconter n’importe quelle histoire en fantasy, et on pourrait tout à fait faire du Zola ou du Dostoïevski en fantasy ; faire une fantasy plus intimiste, sociale, humaniste au sens large et illustrer des relations humaines parfois jusque dans le lit conjugal, dans ce qu’elles peuvent avoir de tordu ou d’harmonieux. La fantasy permet de toucher à des thèmes universels, et parler de l’humain, ce qui est le sujet principal de la littérature. Je partage avec Jean-Philippe l’idée que plus le monde est réaliste dans ses détails quotidiens, plus l’apparition de la magie crée un effet extraordinaire, et devient crédible. Croyant à l’univers, on est obligé de croire aussi à sa magie. Si vous mettez un dragon dans le premier chapitre d’un roman, de nombreux lecteurs se diront que c’est une lecture légère, parce qu’ils auront du mal à croire à ce qui n’existe pas ; mais si vous commencez par décrire des choses que les gens peuvent croire, un souffle, une odeur, un mouvement dans l’air, quelque chose qui annonce le dragon, le décrire de manière détournée par les effets qu’il produit, vous favoriserez l’immersion du lecteur, et ainsi il croira à votre dragon. D’où l’intérêt de rendre un monde réaliste.

game of thrones

Il y a déjà eu des œuvres très réalistes, je pense notamment au Trône de Fer de George R.R. Martin, dans lequel l’auteur fait un travail remarquable notamment sur le milieu de la noblesse et la façon dont les relations familiales sont perverties par le pouvoir et par les relations féodales. Il le fait très bien ; cependant, il passe totalement à côté de l’émergence de la classe bourgeoise, qui est pourtant beaucoup plus puissante qu’on l’imagine, en tout cas dans la deuxième moitié du Moyen-Âge.

Je voulais quelque chose qui à la fois puise dans nos sources épiques et chevaleresques, et qui en même temps s’en affranchisse, parce que c’est une littérature de l’élite. À un moment, il faut qu’on puisse rompre avec ça pour parler du peuple ; dans les romans de chevalerie, souvent, quand un personnage de serf est décrit, il est difforme, bossu, il doit donner trois informations avant que son rôle soit achevé. Je voulais vraiment mettre en place une société qui soit différente de la nôtre dans sa mentalité, parce que l’environnement matériel est différent, parce que la vision du monde est différente, et que ça joue sur les choix des personnages ; quand on croit réellement à l’influence des Astres, quand on croit effectivement que les bons actes vont vous placer sous l’influence d’un Astre faste, et que vous allez recevoir plus de lumière faste la nuit suivante et que ça va vous porter chance, ça a une influence réelle sur les actes ; les croyances peuvent vraiment influencer les actes. Si à un moment le lecteur ne comprend pas les raisons pour lesquelles un personnage agit comme ça, parce que ça lui paraît absurde de son point de vue d’homme moderne, c’est que j’ai fait quelque chose de juste ; encore faut-il arriver à le faire comprendre au lecteur pour que lui aussi parvienne à comprendre les raisons de cet acte. C’est vraiment un défi, mais le dépaysement peut venir de là.

les sentiers des astres

Pour moi, la fantasy c’est avant tout un voyage. C’est pourquoi on peut prendre des détours, et qu’on n’est pas obligés de se tenir trop strictement à des impératifs de structure épurée, ; parce que dans un voyage, c’est la rencontre inattendue et accessoire qui va faire partie des plus beaux souvenirs, il faut parfois se la permettre. Je voulais davantage scanner cette société médiévale en donnant la parole aux humbles, aux bateliers, aux exclus, aux migrants qui servent de boucs-émissaires, aux minorités sexuelles qui tissent des liens de solidarité, ou encore aborder les relations parfois toxiques dans les couples, notamment à travers le personnage de la Courtisane. C’est déjà difficile de s’arracher à une relation d’emprise dans notre monde actuel ; comment fait-on dans une société où les femmes n’ont pas le même droit de posséder leurs biens en propre ? Ce sont parfois des thèmes très actuels, contemporains, mais il faut les aborder sans tordre la réalité pour plaire aux contemporains et coller à la mode. Il y a des choses intemporelles dans ces thématiques, et d’autres qui sont différentes dans d’autres sociétés.

Vous évoquiez tout à l’heure, Stefan, que la fantasy était en mesure d’aborder les mêmes thématiques avec la même noblesse que la littérature blanche. À propos de Dévoreur, vous aviez expliqué que c’était une variation autour du mythe de Cronos ; personnellement, en le lisant, j’avais en tête La Métamorphose de Franz Kafka. Je me demandais s’il s’agissait d’une de vos influences, et je voudrais savoir également quelle place occupe Dévoreur dans votre œuvre, puisqu’il s’agit de la troisième réédition depuis sa sortie, avec une sortie en 2015, avant une sortie avec Le Roi Cornu en 2019, et enfin une troisième dans Les Embrasés. Est-ce que Dévoreur a une place à part dans votre œuvre ? Ou est-ce les Moutons Électriques qui apprécient beaucoup ce roman ?

STEFAN PLATTEAU : Je l’aime beaucoup, parce que ma fille m’avait demandé de le terminer ; c’est pourquoi il lui est dédicacé. C’est aussi un roman qui fait écho à des questions qui m’ont beaucoup frappé pendant mon parcours. J’avais un prof de philo, Pierre-Philippe Druet, qui faisait un cours sur le déni de la mort dans nos sociétés. Ça s’appelait Vivre sa mort, et lui-même était un cancéreux en rémission – il savait qu’il ne ferait pas de vieux os. Il parlait donc de la façon dont la mort est perçue comme une anomalie, une rupture de l’ordre naturel, alors qu’avant il fallait mourir pour laisser sa place aux générations suivantes, pour laisser la terre à ses enfants. Un rapport à la mort très différent où l’on célébrait la vie autour du lit du mourant. C’est vraiment quelque chose qui m’avait marqué.

dévoreur

Je trouve que le mythe de Cronos, qui a servi d’inspiration à Dévoreur, est un mythe très contemporain, parce que Cronos refuse de céder la place aux générations suivantes, il refuse de se mettre des limites pour laisser la place aux générations futures. C’est un mythe qui parle des limites que l’on est capable de se mettre à nous-mêmes. Nous sommes des Cronos à notre manière, même si on opère plus dans l’espace que dans le temps. Dévoreur, c’est aussi  la question de la paternité, qui est liée à cette question de la transmission. C’est un conte sur un personnage qui ravale les générations suivantes, qui en tire une sorte de toute-puissance démesurée, et qui enfle, enfle, enfle et devient de plus en plus démesuré.

Parmi les points communs que l’on peut retrouver dans vos œuvres respectives, mais également chez Justine Niogret, il y a bien évidemment votre appétence pour les cultures et mythologies celtiques. D’où vous vient cet intérêt ?

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : En ce qui me concerne, c’est un choc que j’ai eu dans l’enfance. Je devais avoir 12 ans quand un copain de classe nous a amenés dans un bois. Il nous a dit : « Par-là, il y a un camp de César. » J’étais déjà, tout gamin, féru de mythologies, d’Histoire ; je me disais : « Un camp de César, dans un bois, on ne verra rien ! » Mais j’ai été frappé de voir que, quand on le savait, on pouvait repérer distinctement dans le sous-bois des fossés et des talus qui restituaient une double-enceinte assez impressionnante. Ça m’avait tellement frappé que j’y suis revenu des années plus tard quand j’étais étudiant en tant que fouilleur bénévole.

Bien sûr, il ne s’agissait absolument pas d’un camp romain ; très souvent, ce que l’on appelle les camps romains en France, et probablement en Belgique, ce sont des oppida, c’est-à-dire des forteresses celtiques. J’ai eu l’occasion de faire quelques fouilles sur ce camp, qui est le camp d’Affrique (avec deux f), dans la région de Nancy. J’en ai conservé une vraie curiosité ; c’était à l’occasion de ces fouilles archéologiques que j’ai commencé à m’intéresser aux recherches qui étaient faites, et qui étaient renouvelées depuis les années 80, sur le monde celtique continental – parce qu’il y a vraiment deux écoles, les celtes insulaires, qui bénéficient d’une recherche très importante depuis longtemps, et le monde celtique continental que l’on a découvert à partir des fouilles archéologiques ordonnées par Napoléon III, qui avait écrit un ouvrage très savant sur Jules César et qui pour se documenter avait demandé à ses officiers d’opérer des fouilles archéologiques sur le site supposé de Gergovie et surtout d’Alésia. À partir de ce moment-là, s’est mis en place en France, en particulier au moment de la IIIème République, tout un domaine de la recherche, politiquement très orienté pendant un moment, qui a ensuite pris un essor scientifique plus sérieux à partir des années 1980, avec toute une série de révisions sur ce que l’on pensait de nos ancêtres les gaulois, et qui nous a amené à reconsidérer complètement cette civilisation.

camp d

J’ai trouvé ça passionnant, et puis je me suis rendu compte que s’il y avait pas mal de matière romanesque en relation avec la Matière de Bretagne, c’est-à-dire la Celtique insulaire, finalement sur le plan romanesque il n’y avait pas grand-chose qui avait été composé sur le monde celtique continental, à part les allusions aux combats de la Guerre des Gaules. (Je n’aime pas trop le terme gaulois, qui est d’origine étrangère, dans le sens où ce n’est très probablement pas comme ça que se considéraient les Celtes eux-mêmes.) Je me suis dit qu’il y avait donc une terre à investir, l’Antiquité de l’Âge du Fer avant la confrontation avec Rome.

En même temps, c’était un sujet qui me semblait peu défriché sur le plan romanesque, et justement parce qu’il était peu défriché, c’est un sujet qui était extrêmement intimidant, pour ne pas dire effrayant. Il existait, et il existe encore, peu d’ouvrages de synthèse ; et il faut continuer à chercher des informations dans des champs d’études qui sont assez différents : la linguistique, l’archéologie, la littérature comparée, la littérature médiévale aussi, puisqu’il y a un certain nombre de survivances de mythes celtes aussi bien dans la littérature romane et la littérature insulaire de Grande-Bretagne que dans la littérature de la Renaissance, avec des traces de motifs celtiques jusque dans l’œuvre de François Rabelais. Malgré son côté effrayant, ce travail de synthèse m’intéressait parce que cette terre romanesque a été très peu parcourue. Et c’est ce qui m’a amené à traiter du sujet de Rois du Monde.

STEFAN PLATTEAU : Paradoxalement, ce n’est pas par les mythes celtiques que j’ai commencé, mais par les mythes indiens, puisqu’on est revenus d’Inde avec de petits fascicules racontant à la fois les multiples incarnations de Vishnu, l’enfance de Krishna, le Mahabharata, etc. J’étais fasciné par L’Iliade d’Homère ; quand j’étais gosse, je la racontais sur des cassettes à ma manière. Les Celtes, c’est venu un peu plus tard, avec la rencontre du Seigneur des Anneaux qui puise largement dans leurs mythes, dans leur culture, et puis grâce à mes études d’Histoire, avec le volet Antiquité. Les jeux de rôles et la littérature ont joué un rôle aussi ; il y a eu cette formidable bande-dessinée, Bran Ruz, sur le mythe de la Ville d’Ys qui était une des premières bandes-dessinées à réhabiliter les Celtes [le mythe de la Ville d’Ys est une des légendes bretonnes les plus connues, NDLR]. C’était un choc ! Je les ai découverts un peu en même temps que les Scandinaves, avec Thorgal, qui m’a mis un pied dans cette culture. Et puis ce sont vraiment mes années d’université, en lisant Les Druides de Guyonvarc’h, en lisant les mythes celtiques, en m’intéressant au Cycle d’Ulster, à tout ce qui nous vient d’Irlande, évidemment, avec cette fascination pour l’Autre Monde.

branruz

Jean-Philippe, contrairement à Gagner la Guerre, qui avait un narrateur unique et interne, Don Benvenutto, vous avez opté dans Le Chevalier aux Épines pour plusieurs narrateurs qui épousent parfois des points de vue étonnants, comme un mystérieux chat. Ce parti pris vous vient-il directement de la littérature médiévale, qui utilisait parfois des narrateurs saugrenus ? Je songe notamment à un certain perroquet dans Le Chevalier au papegau.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Il y aura effectivement plusieurs narrateurs dans Le Chevalier aux Épines. Dans le premier tome, il y a qu’un seul narrateur ; en revanche il prend plusieurs points de vue. Dont le point de vue de ce chat chronovague. C’est un narrateur assez étrange, puisqu’il semble être un narrateur extérieur à l’histoire, mais parfois il semble bel et bien avoir des points de vue internes, voire omniscients. La question du narrateur m’a été inspirée par la littérature médiévale, mais moins par les narrateurs médiévaux que les romanciers médiévaux. Ce que j’entends par là, c’est que les romanciers médiévaux sont pour nous souvent des gens très mystérieux ; parce qu’un certain nombre de romans médiévaux sont anonymes ; parce qu’on a des romans qui sont apocryphes, c’est-à-dire des romans qu’on a attribués à des romanciers qui les ont pas écrits – il y a par exemple un grand écrivain, Gautier Map, à qui l’on a attribué un certain nombre de romans qu’il n’a pas probablement pas écrits sur la Matière Arthurienne ; et même les romanciers, dont on a le nom, comme Robert de Boron, Chrétien de Troyes, Renaud de Beaujeu, sont souvent des gens dont on sait très très peu de choses.

Chrétien de Troyes, par exemple, on a sur lui que les informations qu’il distille de temps en temps dans des romans (très peu de choses) ; quelqu’un comme Renaud de Beaujeu, on ne sait pas très bien à quelle famille il appartient exactement, il y a plusieurs hypothèses. Et ça m’intéressait de mettre à l’intérieur du roman l’énigme posée par le romancier lui-même. Pas moi, bien sûr, mais celui qui écrit le récit. D’où ce narrateur étrange, qui ne donne pas son nom, dont il est difficile de déterminer le genre, puisque, sauf erreur de ma part, j’ai bien veillé à ce qu’il soit complètement épicène, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’accord grammatical qui permette de savoir s’il est de genre masculin ou féminin.

le chevalier aux épines

C’est un personnage qui se cache, mais pourtant qui intervient, car dans la littérature médiévale, l’auteur, ou le copiste qui va recopier l’œuvre, se permet assez facilement de modifier l’œuvre, de donner son avis, d’introduire un certain nombre de choses dans le texte, ce qui fait que mon narrateur intervient, d’abord de manière discrète (il donne son avis, corrige), puis il se met à raconter son histoire au milieu du texte, à la mode de ce que pouvaient faire certains copistes médiévaux. C’est un hommage à la fois à l’énigme de l’auteur médiéval et aux pratiques de la littérature médiévale, qui faisaient que l’auteur et le copiste intervenaient dans le cadre du récit. Et enfin, je m’en sers pour filer une énigme au cours des trois tomes du Chevalier aux Épines. J’ajouterai une chose : tout à l’heure, Stefan parlait des lecteurs particulièrement perspicaces qui parfois perçoivent des choses cachées ; certains lecteurs ont déjà deviné qui est le narrateur. (rires) Dont un qui l’a identifié très très tôt. C’est assez drôle, parce que c’est un avocat pénaliste qui a appliqué son esprit de dossier à la lecture du roman, qui a inféré un certain nombre de choses, et qui m’a donné l’identité du narrateur. 

La question des points de vue est également une question que je peux vous poser Stefan, puisque plutôt qu’un héros unique pour votre cycle littéraire, vous avez opté pour plusieurs personnages principaux, La Courtisane, Le Barde, Manesh, ect. Pourquoi ce choix d’un roman-chorale. Est-ce pour aborder le plus de questions possibles, où est-ce parce que vous ne pouviez pas vous satisfaire d’un seul héros ?

STEFAN PLATTEAU : Il y a plusieurs réponses à ça. La première, la plus simple, c’est que j’avais plusieurs envies sur la table pour commencer ma saga ; j’avais des backgrounds de personnages, certains comme Manesh qui auraient dû être joués en jeu de rôles. J’ai eu envie de les réunir dans un même bateau. Donc chacun arrive avec son histoire, et l’intrigue des Sentiers des Astres, qui se passe dans la forêt boréale, cette quête d’un oracle légendaire, est en quelque sorte la fin commune des histoires de différents personnages.

L’autre réponse, c’est qu’on est en guerre civile, et je voulais proposer une vision qui ne soit pas manichéenne ; je ne voulais surtout pas dire au lecteur ça c’est le Bien, ça c’est le Mal ; je pense que la littérature n’a pas pour fonction de donner des réponses mais de poser des questions et montrer la complexité des choses. Je trouvais donc intéressant d’avoir des changements de points de vue, d’avoir un narrateur qui ne soit pas totalement fiable, et d’amener petit à petit les personnages à montrer leurs différentes facettes. (Même chose pour les événement, d’ailleurs.) Selon la part de la vie des personnages que l’on examine, selon ce que l’on sait de leurs motivations, on peut basculer de la réprobation la plus intense à l’empathie, voire à l’admiration. Je dois dire aussi que je n’ai pas commencé avec un plan parfaitement abouti sur la question des thèmes, et je me suis rendu compte au fil du temps qu’au centre de ma démarche, il y a l’exploration des différentes facettes de l’héroïsme.

les sentiers des astres

Portés par nos sources épiques et chevaleresques, on a tendance à mettre en valeur des guerriers forts secondés par des mages, des Élus donc, et je n’en voulais pas. Ce qui m’intéresse, c’est d’autres formes d’héroïsme ; c’est l’héroïsme pur du batelier qui se jette à l’eau sans hésiter pour sauver un humain dont il ignore tout, par pulsion, par réflexe, parce qu’il ne sait pas faire autrement. C’est de ça qu’est cimentée l’humanité. C’est la solidarité, instinctive, qui nous a permis d’évoluer. C’est quelque chose que j’admire profondément.

C’est aussi l’héroïsme d’une femme en proie à une relation toxique, à l’emprise dont elle va devoir s’arracher ; c’est l’héroïsme de personnages en proie à leurs démons ; l’héroïsme des marginaux, des exclus, et l’héroïsme de ceux qui les défendent. L’héroïsme d’un personnage qui se sait condamné, mais qui va donner le meilleur de lui-même à ses bourreaux parce que ce sont très probablement ses dernières heures. Et le fait que ces personnages ne soient pas que des héros, mais aussi des humains avec leurs faiblesses, dont on peut aussi réprouver les actes et les choix. Il y a une phrase dans Manesh qui dit que la guerre révèle les lâches dans les deux camps et demande toujours plus aux hommes vertueux. Même s’il peut y avoir un camp d’agressés et un camp d’agresseurs, qu’il faut définir très clairement, la réalité est néanmoins très complexe. Je pense que la plupart des lecteurs qui sont embarqués dans la saga ont pour vision que les Luari, c’est le camp qui a raison dans la Guerre Civile ; il y a quand même des épisodes où ils font des choix et des actes répréhensibles. La nouvelle Mille et une torches [qui ouvre le recueil Les Embrasés, NDLR] montre la Reine Maroué sous un nouveau jour… (sourire).

Cet article vous a plu ? Alors ne ratez pas la troisième et dernière partie de notre interview, qui sera publiée dimanche prochain. 

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Salut, c'est Gaëtan. Diplômé d'un Master en Langues Modernes, je suis un grand passionné de Culture Pop. J'ai une affection toute particulière pour la culture des années 80/90. Grand lecteur, je suis aussi cinéphage et sérivore (un régime alimentaire des plus équilibrés !). Passionné par le Moyen-Âge, je suis un grand fan de Fantasy. Sinon, j'adore le cinéma coréen, la littérature japonaise, les séries et les comics britanniques. Ah, j'oubliais : pour savoir s'il y a du vent, faut mettre son doigt dans le cul du coq.

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Commentaires (1)

Par Guts, il y a 11 mois :

Quelle érudition franchement ! C'est vraiment une interview passionnante !

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