Fantasy : Jean-Philippe Jaworski (Gagner la Guerre) et Stefan Platteau (Les Sentiers des Astres) répondent à nos questions (partie 1)

28 mai 2023 à 9h16 dans Histoire

Il y a quelques semaines, nous vous témoignions de notre grande passion pour la fantasy, et plus particulièrement la fantasy francophone, en vous proposant une sélection des meilleures oeuvres de fantasy françaises. La maison d'édition Les Moutons Électriques publie cette année trois ouvrages de fantasy très attendu, les deux premiers tomes du Chevalier aux Épines, qui signe le grand retour de Jean-Philippe Jaworski dans l'univers du Vieux Royaume, et Les Embrasés de Stefan Platteau, parfaite porte d'entrée à la saga des Sentiers des Astres. Parce que nous sommes des fans de leurs travaux, nous avons organisé une interview fleuve qui a duré deux heures trente, durant laquelle nous avons interrogé ces deux grands écrivains. Voici la première partie de notre interview, qui en comptera au total trois, publiée chaque dimanche.  

Fantasy : Jean-Philippe Jaworski (Gagner la Guerre) et Stefan Platteau (Les Sentiers des Astres) répondent à nos questions (partie 1)

Bonjour Jean-Philippe, Bonjour Stefan. Merci au nom de toute la rédaction d’Hitek d’avoir accepté de nous accorder un instant pour répondre à nos nombreuses questions. Dans un premier temps, pourriez-vous vous présenter pour nos lecteurs qui ne vous connaitraient pas encore ?                           

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Jean-Philippe Jaworski, je suis un vieux rôliste d’abord, j’ai fait pas mal de jeux de rôles – ce qui aura son importance dans la suite de mon parcours ; j’ai aussi un passif de professeur de lettres ; et je suis auteur de nouvelles et de romans de fantasy. J’ai deux cycles principaux à mon actif, qui sont d’une part Les Récits du Vieux Royaume, fortement marqué par mon passé de rôliste, et puis d’autre part le cycle des Rois du Monde, un cycle cette fois de fantasy historique et celtique.

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STEFAN PLATTEAU : Je suis aussi un bon vieux rôliste qui pratique toujours. J’ai passé une partie de mon enfance en Inde, ce qui a aussi son importance dans la suite des opérations. J’ai conservé un emploi de travailleur dans le social, ce qui est aussi important puisque je fais une fantasy qui aborde des thématiques sociales, et qui reflète ce que je peux vivre dans mon autre travail. Je suis un peu musicien, ce qui s’entend peut-être aussi dans la langue de mon Barde (l’un des personnages principaux de son cycle Les Sentiers des Astres, NDLR), mais en amateur. J’ai principalement un cycle de fantasy, qui s’appelle Les Sentiers des Astres, qui mélange des influences mythologiques et culturelles celtiques, européennes au sens large, et indiennes ; ce qui donne à mon monde une couleur particulière, très métissée.

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Dans les prochaines semaines, vous allez respectivement publier Le Chevalier aux Épines, tome 2 : Le Conte de l’assassin, qui sortira le 14 juin 2023, et Les Embrasés, prévu pour le 19 avril prochain, tous les deux publiés aux Moutons Électriques. Pouvez-vous présenter ces deux ouvrages très attendus par les fans de fantasy ?

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : En ce qui concerne Le Conte de l’assassin, il s’agit du deuxième tome du Chevalier aux Épines, un roman de fantasy appartenant au cycle des Récits du Vieux Royaume. Le Chevalier aux Épines a eu un premier tome, Le Tournoi des Preux qui est sorti au mois de janvier 2023. Il se déroule dans le Royaume effondré de Léomance, un royaume qui a disparu deux siècles plus tôt, et dont ne subsistent que certaines provinces devenues indépendantes, dont la République de Ciudalia, qui était le cadre de Gagner la Guerre, le premier gros roman de ce cycle, et puis le Duché de Bromael, un état féodal, voisin de la République. Si la République de Ciudalia est vraiment inspirée des vieilles Cités-États Renaissance qu’on pouvait trouver en Italie, le Duché de Bromael est quant à lui de teinte beaucoup plus franco-bretonne, pourrait-on dire, parce qu’il y a une part d’inspiration de la Matière de Bretagne dans tout ça. Alors que le premier tome du Chevalier aux Épines mettait en scène un grand tournoi où s’affrontaient différents partis et où étaient en jeu des questions dynastiques, familiales, sentimentales, économiques, et de manipulations étrangères, sans oublier des touches de magie à droite à gauche, le deuxième tome va s’intéresser à une ambassade assez louche qui participe à ce tournoi, qui est l’ambassade de la République de Ciudalia. Le titre Le Conte de l’assassin fait référence à l’un des personnages qui fait partie de cette ambassade, qui appartient très probablement à la Guilde des Chuchoteurs, une guilde d’assassins redoutés et redoutables qui opèrent un peu partout, au sein et en dehors de la République.

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STEFAN PLATTEAU : Les Embrasés est un diptyque de romans accompagné d’une nouvelle. Le premier roman est une réédition d’un texte qui n’était plus disponible chez les Moutons Électriques, qui s’intitule Dévoreur, mettant en scène Peyr Romo, un mage tout à fait assumé ; c’est un texte qui raconte l’inquiétante transformation d’un brave montagnard qui va changer de comportement et devenir assez toxique, en particulier pour ses deux petites filles, sous l’influence d’une planète néfaste qui brille trop fort au-dessus de sa maison. C’est vu à travers les yeux de sa voisine, qui est l’épouse du mage Peyr Romo, qui va devoir gérer cette transformation. Dévoreur pose cette question : et si votre meilleur ami devenait un monstre, quelle conversation auriez-vous avec lui ? à partir de quand doit-on couper les ponts ? jusqu’où est-on prêt à aller pour le sauver de ce qui lui arrive ? Ce sont des choses qui peuvent nous arriver dans la vie réelle, dans une dimension certes moins magique. C’est aussi une relecture du mythe de Cronos et une réécriture d’un célèbre « monstre de contes de fées ».

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Le second roman met lui aussi en scène Peyr Romo ; c’est plus ou moins un accident, dans le sens où mon éditeur, pour ressortir Dévoreur accompagné de la nouvelle, m’a demandé une novella ; mais depuis le temps qu’il me pratique, il devrait savoir que quand on veut une novella, chez Platteau on demande une nouvelle ; quand on veut une pentalogie, on demande une trilogie ; et quand on veut un roman, on demande une novella. (rires) C’est devenu un roman à part entière, c’est vraiment la pièce maîtresse du recueil, celle que je voudrais le plus voir mise en avant. Les eaux de sous le monde se déroule dans une ville en proie à des inondations catastrophiques, un peu comme celles que la Belgique a connues il y a deux ans. Le roman a pour toile de fond la lutte entre deux couvents hospitaliers qui se disputent le monopole de la charité. Ce sont deux ordres différents, l’un est peu du genre franciscain, un peu anar, faisant la critique de la richesse du clergé ; l’autre est beaucoup plus guindé. L’inondation a fait remonter des choses enfouies sous l’un des couvents par un puits. Ces choses peu souhaitables reviennent se manifester de façon surnaturelle, comme une corneille blanche qui vient susurrer des propos impudiques tous les jours dans la même salle, au grand émoi des sœurs présentes. Peyr Romo est donc chargé d’enquêter. C’est une sorte de Nom de la Rose au féminin. C’est aussi un texte qui parle de la mémoire et du refoulement. Le roman est porté par des personnages féminins hors du commun, dont un qui me fait particulièrement vibrer : une sœur atteinte de la polio, une maladie qui a aujourd’hui presque disparu, et qui frappait les enfants, qui grandissaient avec des déformations et des paralysies.

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Enfin, la nouvelle, qui sert d’introduction au recueil, est une sorte de prologue à la saga des Sentiers des Astres. C’est un texte qui était déjà paru à l’occasion de l’opération La Fureur de Lire – une opération en Belgique pour promouvoir la lecture prenant la forme de petites plaquettes distribuées dans les écoles et les bibliothèques –, mais qui n’est jamais paru en librairie. Ce texte raconte un épisode important du début de la guerre civile ; on assiste à une insurrection des Luari en présence du roi Akhil Souranès. La nouvelle met donc en scène un personnage important pour les lecteurs de la saga, la reine-magicienne Maroué Luari, captive. Ça se passe plusieurs années avant Manesh, le premier tome des Sentiers des Astres.

Avant de vous poser la prochaine question, je suis contraint de vous raconter une petite anecdote personnelle. Il y a quelques mois, je relisais dans le train le dernier tome de Chasse Royale, de Jean-Philippe, quand l’un des passagers du train, qui était juste en face de moi, a aperçu la couverture du livre que je lisais, et a engagé très gentiment la conversation pour me conseiller la lecture de vos livres, Stefan. Il m’a affirmé que si j’avais adoré les livres de Jean-Philippe, j’adorerais les vôtres. Quand j’ai ouvert le premier tome des Sentiers des Astres, je me suis rendu compte qu’il était conseillé par Justine Niogret (Chien du Heaume) et par Jean-Philippe. Selon vous, qu’est-ce qui rapprochent vos travaux, hormis le fait que ce sont des romans de fantasy publiés aux Moutons Électriques ?

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je pense qu’il y a, chez Stefan, chez Justine et chez moi, deux points communs. D’une part un vrai goût pour l’Histoire ; une appropriation de l’Histoire au service de l’imaginaire. D’ailleurs, puisque vous parliez à l’instant de Chasse Royale et Rois du Monde, je m’étais documenté auprès de Justine sur des éléments de filage qui sont présents dans Chasse Royale. La Reine fileuse Prituse m’avait demandé pas mal de documentations sur le filage et le tissage. C’est Justine qui m’a fourni une documentation très abondante sur cet art du filage et du tissage, parce qu’elle est très attachée à la restitution matérielle des artisanats anciens. Le deuxième aspect qui doit nous rapprocher, c’est un certain goût pour une langue travaillée. C’est encore plus vrai chez Stefan et Justine que chez moi, mais il y a un goût pour une langue charnue et sonore. En tout cas, il y a une attention portée à la forme chez nous trois, en adéquation avec les sujets teintés d’Histoire, qui fait que nous pouvons être identifiés comme appartenant à la même école, bien que Justine n’écrive pas aux Moutons Électriques.

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STEFAN PLATTEAU : Oui tout à fait. D’ailleurs, autant dire du mal des absents, mais Justine est l’une des plus belles plumes de France, c’est peut-être la plus belle en termes de poésie, de force, de puissance. C’est une plume que je vais relire quand je sens que je m’affadis un petit peu. Lire quelques pages de Justine me booste et me challenge. Il y a aussi un point commun, c’est que Justine et moi-même avons pratiqué des formes de reconstitution historique ou d’Histoire vivante ; personnellement, j’étais moins sur l’artisanat, bien que j’y accorde beaucoup d’importance. Je vais aller rechercher des petits détails de la vie quotidienne, comme les opérations de chirurgie – la chirurgie à l’époque me passionne, c’était étonnant tout ce que l’on était capable de faire, même si on ne faisait pas d’omelettes sans casser des œufs –, ou alors comment réparer ses bottes en forêt avec du brai de bouleau, ou le monde de la navigation ; j’ai vraiment envie de rendre mon monde vivant avec ces petits détails, parce que pour moi, le dépaysement en fantasy n’est pas seulement dû à la présence de la magie et des créatures, mais aussi à la description d’un quotidien dans un monde différent, avec des mentalités différentes. Je repense à cette magnifique scène de Gagner la Guerre, dans laquelle Jean-Philippe expose trois projets de tableaux avec la valeur politique de chacune de ces œuvres. C’est vraiment une super leçon d’Histoire à travers la fantasy. Les scènes de forge écrites par Justine Niogret, c’est pareil, on sent qu’elle l’a pratiquée. Moi, j’ai surtout pratiqué le combat, donc j’essaie de retrouver ça dans mes scènes d’action, en me documentant énormément, notamment grâce à des chaines YouTube qui font un travail incroyable. Toute cette matière-là est un véritable outil pour faire une fantasy réaliste et vivante. 

Bien que les origines de la fantasy remontent à William Morris, on considère souvent J.R.R. Tolkien comme le père de la fantasy moderne. Or, il est de notoriété commune que son travail d’écrivain de fantasy est l’aboutissement de son travail de linguiste et de philologue. Tout à l’heure, Stefan, vous avez évoqué que vous avez vécu en Inde ; on a aussi évoqué votre relation à l’écriture. De manière plus générale, quel est votre rapport aux langues, au sens le plus large du terme ?

STEFAN PLATTEAU : Pour moi, c’est une musique. J’ai eu le plaisir d’être confronté à l’anglais, au malayalam et un peu à l’hindi dans mon enfance. Je ne sais plus dire grand-chose en malayalam, juste « cheetha kutti », qui signifie « sale gamin », et « nalla kutti », « gentil gamin » ou « quel chouette enfant ! » ; c’est ce qu’on nous disait quand on était sages. En tant que musicien, c’est la musicalité de la langue qui me parle, et parfois je dois me faire violence pour ne pas rajouter un adjectif complètement inutile uniquement pour des questions d’équilibre, de sonorité, ou pour aller chercher une assonance. Pour ce qui est des langues mortes, effectivement j’ai fait du grec et du latin, et évidemment je les ai côtoyées aussi.

stefan platteau

Au-delà de la langue, il y a le fait de nommer un personnage ; c’est un acte presque magique. Quand on donne un nom à un personnage, il y a tout de suite des choses qui jaillissent. Il y a plusieurs options ; certaines un peu bateau qu’on va détourner, d’autres plus intéressantes. Quand on lui donne un nom, le personnage prend vie ; on n’a plus qu’à l’observer se développer quelque part dans l’arrière-boutique inconsciente où s’ouvrage l’essentiel du travail de l’auteur en son absence, où grandissent les personnages. Leur donner un nom, c’est vraiment lui dire : « Tu as ta place dans l’arrière-boutique, vas-y, croîs, je reviendrai voir un petit peu comment tu as l’air. »

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : En ce qui me concerne, mon rapport à la langue est un rapport que je qualifierais de classique. Ce que j’entends par là c’est que, même si j’ai eu des notions d’espagnol, d’anglais, et que j’ai étudié les langues anciennes, mon rapport à la langue reste franco-français. Le français est à la fois ma langue maternelle, ma langue de travail, mon objet d’études en tant qu’enseignant, et mon objet de prosodie en tant qu’écrivain ; le français, et ses différentes nuances historiques, parfois légèrement dialectales.

Stefan évoquait son rapport à la musique ; la langue est vraiment notre instrument. C’est à travers l’usage que l’on va faire des niveaux de langues, des différents procédés que l’on va mobiliser, du rythme aussi, des jeux sur la prosodie, que l’on va essayer de donner un esprit au texte qui soit en adéquation avec l’histoire que l’on veut raconter. Donc la langue est extrêmement importante. C’est au point d’ailleurs que, alors que j’écrivais plus jeune, il m’arrivait d’écouter de la musique, aujourd’hui je ne peux plus en écouter lorsque j’écris, parce que je me sentirais probablement influencé parce que j’écoute, et par conséquent en décalage avec le projet esthétique du texte que je suis en train de produire.

le chevalier aux épines le tournoi des preux

Je disais tout à l’heure que j’avais une approche classique de la langue, j’entendais par-là que j’apprécie beaucoup jouer avec les origines de la langue ; qu’il s’agisse des origines classiques, c’est-à-dire le latin et le grec ; dans Le Chevalier aux Épines, je joue avec ces racines : je pense par exemple à un personnage qui va apparaitre davantage dans le deuxième tome, qui s’appelle Magnence Diaccécrimène, qui est le chancelier du Duc, et dont le nom grec souligne sa prétention à l’élégance. Je joue aussi avec des étymologies moins convenues, serais-je tenté de dire, qui rejoignent tout ce que j’ai fait sur les Celtes, avec des étymologies d’origine celtique. Je les ai beaucoup utilisées bien sûr dans le cycle des Rois du Monde.

rois du monde même pas mort

Stefan disait à juste titre que nommer un personnage était un acte très important : c’est déjà bâtir l’identité du personnage, que ce soit en adéquation avec son nom, en réaction avec son nom, ou en relation avec l’Histoire de sa famille ou de son statut social – le nom peut signifier énormément de choses chez un personnage – , il m’a fallu donner des noms très signifiants à mes personnages de Celtes, ce qui m’a amené à me plonger dans différents dictionnaires de langue Gauloise, en particulier les travaux de Xavier Delamarre. En ce qui concerne Le Chevalier aux Épines, il y a un hommage à la Matière de Bretagne ; là encore, pour donner une couleur qui rappelle la Matière de Bretagne, alors que rien dans le récit n’appartient bien sûr au récit arthurien, j’ai construit un certain nombre de noms, que ce soit des toponymes ou des noms de personnages, avec des noms d’origine celtique romanisés, sur le modèle de ce que l’on trouve dans les romans de Chevalerie des XIIème et XIII siècles, où l’on a souvent des noms d’origine galloise, bretonne (au sens premier du terme), qui sont ensuite passés par le tamis de la langue française, qui leur a donné une couleur très particulière, une autre prononciation. Je me suis amusé comme ça à bricoler des noms. Je pense à un personnage apparu dans le premier tome du Chevalier aux Épines, et sur lequel je ne vais pas trop m’étendre : cette enchanteresse un peu sorcière, la Lissandière. Le mot « Lissandière », par exemple, est une forme romanisée du mot gaulois « liciatia », qui signifie bien « sorcière ». Je vais souvent jouer ainsi sur une origine et transformer le nom pour lui donner une couleur qui semble familière. La signification du nom est ainsi sous-jacente.

STEFAN PLATTEAU : C’est aussi un point commun entre nous, que l’on a moins souligné : nous sommes capables de passer des heures à faire des recherches documentaires pour un tout petit détail dont pratiquement aucun lecteur ne sera conscient, parce que ça fait partie de notre démarche, on a envie que ça ait du sens, et si par chance un ou deux lecteurs s’y connaissent, ils se rendent compte qu’il y a du travail et de la solidité derrière. Il y aussi le postulat que ce qui rend un monde vivant, c’est l’impression qu’il y a beaucoup plus derrière le livre que ce l’auteur y a mis. C’est important. C’est quelque chose qui peut plaire aux lecteurs, même quand ils ne saisissent pas les détails. Peut-être aussi qu’il y a la magie de la signification des mots qui reste dans notre inconscient collectif.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je suis complètement d’accord avec tout ce qu’a dit Stefan, et en particulier à propos de cette magie des mots que le lecteur ne comprend pas et qui reste vaguement en écho. Moi c’est ce que j’avais vécu avec Tolkien ! Au cours de mes premières lectures du Seigneur des Anneaux, ça a créé chez moi toute une série d’échos, que je n’ai absolument pas compris, mais il y avait vraiment une résonnance ; et c’est bien plus tard que je l’ai compris, en particulier parce que Tolkien, en philologue érudit qu’il était, travaillait de cette façon.

STEFAN PLATTEAU : Je crois que quand un personnage apparaît, et qu’il a un nom qui est cool, et qui évoque des choses à l’esprit du lecteur, l’intérêt est immédiat.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Tout à fait.

STEFAN PLATTEAU : C’est le même effet que le casque de Bobba Fett, mais avec des sonorités en fait. Qu’est-ce que c’est ? Ça me parle, j’ai envie de savoir ce qu’il y a derrière, je ne sais pas, je ne le saurais d’ailleurs sans doute jamais, mais c’est pour ça que ça va rester magique.

Complètement, et d’ailleurs, en tant que lecteur, je peux témoigner que l’on sent toute l’importance qui est donnée à l’onomastique dans vos romans. Par exemple, un personnage de Chasse Royale, la Deuxième Branche des Rois du Monde de Jean-Philippe m’a frappé : l’ancienne Haute-Reine magicienne Prittuse. Je crois ne pas me tromper en disant que c’est le seul personnage féminin dont le nom ne finit pas par la lettre A. Ce qui met complètement en avant son côté extraordinaire.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Absolument. Prittuse est effectivement un personnage dont le nom est francisé. Je ne sais pas si j’ai le temps de développer la façon dont j’ai bidouillé les noms gaulois, mais en substance, on a certains noms gaulois qui ont été francisés, parce qu’ils sont passés par l’intermédiaire du latin, avant d’être traduits en français, comme c’est le cas de Bellovèse et Ségovèse [respectivement le personnage principal du cycle et son frère, NDLR], qui eux aussi ont des noms francisés. Et Prittuse, effectivement, de tous les personnages féminins, elle est la seule dont le nom a été francisé. Son nom a un sens d’ailleurs qui n’est pas néfaste du tout : Prittuse, Prittusa, c’est la poétesse. C’est celle justement qui va affirmer l’importance du langage au milieu de cette bande de brutes, et qui dit bien à Bellovèse que c’est parce que les guerriers n’ont pas les mots qu’ils se montrent violents. Elle est celle qui va imposer dans le fil de ce récit extrêmement violent qu’est Chasse Royale une pause où on se parle. On parle chez Prittuse, on se confie, on dit des choses graves, même si Bellovèse est un chien fou, et qu’en définitive il reprend son épopée brutale. Le nom de la poétesse était là pour poser un moment l’action.

chasse royale

STEFAN PLATTEAU : De mon côté, pour mélanger le côté hindou et celtique, il y a aussi un travail sur les noms. Il faut dire qu’on est dans un monde dans lequel on a l’équivalent d’une culture indienne et l’équivalent d’une culture celtique, qui se rencontrent un millier d’années avant le début de la saga, et qui vont, à un moment donné, devenir une culture homogène par le jeu des migrations, des alliances. On a un métissage des couleurs de peau qui va du brun dravidien du Sud de l’Inde au blond nordique et scandinave, avec des mélanges plus inhabituels (des blonds à la peau très basanée). J’aime beaucoup parler de métissage, parce que c’est la marche de l’Histoire, tant au niveau culturel que du point de vue génétique. Au milieu des noms, il y a des noms qui ont plus de consonances d’origine hindoue, d’autres qui ont plus de sonorités celtiques ; d’autres arrivent à les mélanger.

C’est vrai que la première fois où j’ai vu le titre Manesh, le premier tome des Sentiers des Astres, ignorant votre lien avec la culture indienne, ça m’avait tout de suite frappé, parce que d’un point de phonétique, cela m’évoquait le dieu hindou Ganesh. Et je n’avais jamais vu de telles inspirations en fantasy !

STEFAN PLATTEAU : C’est vrai que Manesh a le côté un peu espiègle de Ganesh. Et le côté Dieu de la Chance aussi. Il est un peu béni des Dieux. Même si comme Ganesh il faut passer par une phase où l’on risque fort de se faire décapiter,  –dans la mythologie indienne, Ganesh s’est fait décapiter accidentellement par son père Shiva, qui l’a trouvé, adulte, dans la chambre de sa femme, et ne l’a pas reconnu :  « Bon j’ai décapité par erreur mon fils. Ce n’est pas grave, je vais lui mettre une tête d’éléphant. » Voilà pour la petite histoire de Ganesh. (rires) Ce lien entre les mythologies était très intéressant à faire, parce qu’entre les Celtes et l’Inde védique, on est sur deux peuples indo-européens qui ont pris des directions différentes, les uns vers l’Est, les autres vers l’Ouest, mais dont les structures du mythe et de la pensée sont similaires. C’est donc très facile de fondre les brahmanes et les druides en une seule caste sacerdotale qui partage les mêmes caractéristiques de préséance sur la noblesse dans la parole, le droit de se marier et ce côté indépendant où chacun va se créer une position sociale et gagner sa vie au service d’un puissant. C’est comme ça qu’on a les riches et les pauvres bramynn – c’est comme ça que je les nomme dans mon univers.

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On retrouve des choses similaires dans les mythes celtiques et hindous, comme le sacrifice du cheval ; sacrifice royal, que je soupçonne Jean-Philippe de vouloir utiliser dans La Grande Jument [la troisième et dernière branche de Rois du Monde, qu’il écrira après Le Chevalier aux Épines, NDLR]. C’est un sacrifice qui est dans le Mahabharata hindou, qui est perpétré par le roi Yudhishthira une fois qu’il a vaincu ses ennemis Kaurava à la fin de l’épique. Le principe, c’est que le roi lance un cheval qu’il accompagne avec toute sa suite, le cheval gambade sur les terres sur lesquelles il prétend régner, et tant que personne ne s’oppose à la course du cheval, le roi, ou le haut-roi, règne sur ces terres. Donc il y a des choses qui sont assez similaires, et puis des choses qui ont bien sûr divergé, surtout à l’époque brahmanique, qui est l’époque qui suit l’époque védique. Il y a des éléments du Mahabharataqui se retrouvent fortement dans la saga, qui passent peut-être inaperçus pour la plupart des gens.

Mahabharata

Cette première partie de l'interview vous a plu ? Alors ne ratez pas la seconde partie, qui sera publiée dimanche prochain. Nous y évoquerons notamment la possible appétence des deux écrivains pour les mythologies celtiques, leur amour de la littérature médiévale, ou encore la place qu'occupe Dévoreur dans la bibliographie de Stefan Platteau.

Salut, c'est Gaëtan. Diplômé d'un Master en Langues Modernes, je suis un grand passionné de Culture Pop. J'ai une affection toute particulière pour la culture des années 80/90. Grand lecteur, je suis aussi cinéphage et sérivore (un régime alimentaire des plus équilibrés !). Passionné par le Moyen-Âge, je suis un grand fan de Fantasy. Sinon, j'adore le cinéma coréen, la littérature japonaise, les séries et les comics britanniques. Ah, j'oubliais : pour savoir s'il y a du vent, faut mettre son doigt dans le cul du coq.

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Commentaires (2)
Je laisse rarement un commentaire, mais pour le coup, félicitations, l'interview est vraiment passionnante !
photo de profil de OSS 217 Par OSS 217, il y a 1 an Répondre
Bravo pour cette interview fascinente.
photo de profil de Laurent Par Laurent, il y a 1 an Répondre
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