Interview de Hélène Morita, traductrice française de Haruki Murakami
C'est une date à marquer sur votre agenda, si vous appréciez les bonnes lectures. Le 11 octobre 2018 sortira Le Meurtre du Commandeur, le dernier roman de Haruki Murakami. Publié (comme au Japon) en deux volumes (Une idée apparaît et La métaphore se déplace), ce quatorzième roman de l'écrivain japonais le plus apprécié au monde (ce n'est pas pour rien s'il est chaque année pressenti pour le Prix Nobel de Littérature) est attendu de pied ferme par ses fans et la critique. Il faut dire qu'il nous aura fallu attendre quatre ans, après L'incolore Tazaki Tsukuru et ses années de pèlerinage pour découvrir un nouveau roman de Haruki Murakami. Quatre longues années qui auraient pu être insupportables pour les admirateurs de l'auteur de 1Q84 et Kafka sur le rivage si Hélène Morita, sa traductrice française, n'avait pas traduit pour les éditions Belfond les deux premiers romans de l'auteur nippon, Ecoute le chant du vent et Flipper, 1973 (publiés pour la première fois en France en 2016) et son dernier recueil de nouvelles, hommage sensible et poignant à Hemingway : Des hommes sans femmes (publié en France en 2017). On a hâte de découvrir ce nouveau roman, où comme à son habitude, Haruki Murakami, déploiera au sein d'un hyper réalisme poétique, un surréalisme magique et onirique. Un roman déjà décrit par son éditeur comme étant "une œuvre exceptionnelle, dans la lignée du monumental 1Q84, un roman somme, ambitieux, profond, [...] une odyssée initiatique étrange, inquiétante, envoûtante, où le maître Murakami dévoile ses obsessions les plus intimes."
Hélène Morita, qui traduit en français les livres de Haruki Murakami depuis Le Passage de la nuit (sorti en 2007 en France) a gentiment accepté de répondre à nos questions, nous livrant à l'occasion quelques informations exclusives sur ce roman autour duquel flotte beaucoup de mystère depuis sa sortie au Japon en 2017.
Tout d’abord, pourriez-vous nous raconter votre parcours ?
Alors que j'étais enfant (vers 9 ou 10 ans), j'ai commencé à développer une passion pour “le Japon”. Toute ma famille et moi-même sommes originaires d'Algérie, mon père, disparu très tôt là-bas, était parfaitement arabophone, et il n'est pas impossible que mon amour pour les différentes facettes de la culture japonaise soit comme un écho transposé de ce pays et de ce père perdus. L'écriture japonaise, en particulier, et la calligraphie, m'ont toujours fascinée. Néanmoins, pour des raisons obscures, j'ai fait des études de chinois et aussi d'histoire de l'art et ensuite de lettres. Mais je voulais obstinément découvrir “le Japon”. J'y ai finalement séjourné une dizaine d'années, comme enseignante de langue et de littérature françaises, et j'y suis retournée à différentes reprises (mais pas récemment). Il m'a fallu longtemps avant que j'ose proposer à des éditeurs des projets de traduction. Ce qui s'est fait enfin, d'abord avec des textes de Miyazawa Kenji, puis de Natsumé Sôseki, chez mes amis du Serpent à Plumes.
En 2007, vous avez succédé à Corinne Atlan et à Rose-Marie Fayolle-Makino, et vous avez traduit plusieurs ouvrages de Haruki Murakami. Connaissiez-vous bien l’oeuvre de Haruki Murakami avant de devenir sa traductrice française ?
Pour être honnête, je ne la connaissais que de façon superficielle lorsque les éditions Belfond m'ont proposé de traduire : Le Passage de la nuit. J'ai appris à l'apprécier peu à peu, en la traduisant.
Dans un reportage sur Monsieur Murakami pour l’émission Grand Public, vous avez confié : "J’avais traduit beaucoup d’autres auteurs japonais, mais des écrivains beaucoup plus classiques, plus anciens, de la fin du XIXème – début du XXème. J’avais été frappé par la modernité de sa langue. Il m’avait presque donné l’impression d’un japonais traduit d’une langue étrangère." Pourriez-vous nous expliquer en quoi l’écriture de Haruki Murakami est-elle si particulière ?
Oui, au début, j'ai eu une impression très singulière : "on dirait du japonais traduit" ! Le rythme de la phrase et l'ordre des propositions avaient comme des résonances occidentales (c'est assez difficile à expliquer). J'ai pensé d'abord que je n'étais pas assez habituée au japonais contemporain, puisque jusque-là, j'avais traduit des auteurs plus anciens, mais assez récemment, j'ai découvert, dans la préface de Ecoute le chant du vent, la propre explication de Haruki Murakami : oui, il avait bien commencé par écrire le premier chapitre de ce roman en anglais, et s'était ensuite "traduit" en japonais… Ce n'était pas une impression fausse. Il raconte comment, après une version en anglais, forcément dépouillée, au style simple, au vocabulaire restreint, il s'est lui-même "adapté" dans sa langue, le japonais, et qu'il a ainsi pu trouver son style personnel. Il n'a certes plus eu besoin par la suite de passer par cette double écriture. Néanmoins, pour se « reposer » entre deux romans, il continue, encore maintenant, à traduire différents auteurs américains lesquels, sans aucun doute, influencent sa propre création.
Dans une interview datant de 2012, vous avez confié être restée longtemps hantée par l’univers de 1Q84. Est-ce un phénomène inhérent à votre métier ? Restez-vous "hantée" par tous les auteurs que vous traduisez ? Ou encore, est-ce dû au fait que ce travail pour 1Q84 a dû être colossal, puisque vous avez traduit presque 1600 pages ?
Oui, pour 1Q84, il est certain que la longueur du travail (et donc le nombre d'heures de travail, à peu près incalculable) a joué un rôle décisif dans cette imprégnation personnelle… Je rêvais de certaines scènes… même si hélas, je n'ai jamais vraiment visualisé les deux lunes… Afin d'échapper à la "solitude du traducteur", pour le très long travail de ce dernier roman, Le Meurtre du Commandeur, j'ai choisi de collaborer étroitement avec une amie, Tomoko Oono. Grâce à elle, j'ai pu dialoguer, éviter bien des erreurs, comprendre finement quantité de nuances. Je crois que ces échanges m'ont ainsi rendue moins "prisonnière" de l'oeuvre d'origine.
Mais les traductions que j'ai réalisées avant celles de H.Murakami m'ont aussi durablement marquée. Surtout le monde de Kenji Miyazawa, auquel je voue une affection toute particulière. D'une certaine façon, j'ai appris le japonais à travers Kenji Miyazawa. Un poète de mes connaissances m'a fait découvrir au début de mon séjour au Japon son univers unique et peu à peu, grâce à l'aide d'amis savants, je l'ai défriché avec un ravissement sans égal, lequel ne s'est jamais démenti. Pour moi, Kenji Miyazawa est Le Poète par excellence. À noter que la nouvelle collection semi-poche du Serpent à Plumes, L'Ecdysiaste, réédite un de ses recueils de contes : Les Astres Jumeaux.
Quel est votre roman préféré de Haruki Murakami ?
J'avoue avoir un faible pour certaines nouvelles courtes, alors que l'auteur explique qu'il aime tous les formats d'écriture mais qu'il se sent particulièrement à l'aise dans les longues, voire, très longues fictions (dans un essai littéraire à paraître, dont le titre devrait être : Profession : romancier). Par exemple, j'apprécie beaucoup la mélancolie loufoque du Petit Grèbe, la beauté fantastique de l'Homme de glace (dans Saules aveugles, femme endormie), ou encore, dans le dernier recueil de nouvelles, la légèreté poignante de celle qui donne son titre à l'ensemble : Des hommes sans femmes. "… Et dès que vous êtes un homme sans femmes, les couleurs de la solitude vous pénètrent le corps. (…) Vous êtes un tapis persan aux teintes claires que la solitude a taché de vin de Porto..." Mais en même temps, j'admire la virtuosité narrative de ses romans-fleuves, comme 1Q84, dans lequel l'auteur parvient à la fois à poursuivre sur bien plus de 1000 pages une ligne directrice claire (l'aventure d'Aomamé et de Tengo) et à imbriquer dans son récit toutes sortes d'épisodes distincts et digressifs, mettant en scène des personnages secondaires, réels ou semi-imaginaires.
Vous avez traduit Profession : romancier ? Savez-vous pour quand cet essai, publié au Japon en 2015, devrait sortir en France ?
Oui, j'ai traduit cet essai, il y a plus de deux ans, avant le dernier recueil de nouvelles, Des hommes sans femmes. L'éditeur devrait le faire paraître... un jour... Quand, je ne sais pas. Sûrement pas tout de suite, étant donnée la grosse actualité de Murakami.
J'ai également appris que le jour même de la sortie des deux volumes du Meurtre du Commandeur, sortira en France la traduction d'un livre de conversations entre Haruki Murakami et le chef d'orchestre Seiji Ozawa, intitulé De la musique. L'avez-vous traduit ?
Non ce n'est pas moi qui l'ai traduit. C'était impossible, parce que je travaillais sur Le Meurtre du Commandeur. Belfond l'a fait traduire à partir de la version anglaise. Je ne sais pas qui est le traducteur.
Certaines voix japonaises reprochent à Murakami de ne pas être "assez japonais", d’être "trop occidentalisé". Comprenez-vous ces reproches ?
Euh... non. Le Japon contemporain, ce n'est plus seulement (et depuis longtemps) les cerisiers en fleurs, les geishas et les samouraïs. Haruki Murakami est un écrivain d'aujourd'hui (même s'il évoque souvent des épisodes historiques marquants de son pays) : dans Le Passage de la nuit, une des héroïnes, Mari, boit des cafés dans un Denny's et fume des Camel. Au love-hotel Alphaville, une employée chante Adamo (très populaire au Japon depuis des décennies) : Tombe la neige… Tu ne viendras pas ce soir… Dans L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, l'un des protagonistes, vendeur de voitures haut-de-gamme Lexus, a choisi comme mélodie de son portable Viva Las Vegas, d'Elvis Presley. On pourrait multiplier les exemples. Ce sont des éléments de la vie ordinaire des Japonais de notre temps. Cela n'empêche pas l'auteur de citer longuement ( dans 1Q84, livre 1) le Dit des Heiké, une épopée du Japon médiéval, ou, dans Le Meurtre du Commandeur, Akinari Ueda, important romancier japonais du XVIIIè. On ne peut attendre de Murakami qu'il commette des "japonaiseries" ; en revanche, comme le découvriront les lecteurs de son dernier roman (le Meurtre du Commandeur), il se saisit à bras le corps de la problématique traditionnelle du temps conçu comme non-absolu, intimement lié à l'espace, en perpétuel devenir.
Vous avez également traduit plusieurs romans de Natsume Sôseki, notamment Botchan et Le Mineur. Je ne crois pas me tromper en disant que Sôseki avait été professeur d’anglais. Est-ce que son écriture était moderne, Influencée par son travail de professeur d’anglais ou était-elle traditionnelle ?
Je ne peux répondre à propos de Sôseki en termes d'opposition moderne/traditionnel. Cet écrivain a été un explorateur infatigable de différentes formes d'écriture, poétiques et romanesques. Un observateur lucide, quelquefois amer, de sa société alors en pleine transformation, un analyste du coeur humain à l'intelligence suraiguë, à la sensibilité exacerbée. Pour le roman Le Mineur, il est à noter que justement, Haruki Murakami a rédigé une préface à la traduction anglaise, dans laquelle il souligne l'aspect inclassable de ce roman atypique et passionnant.
Vous venez d’achever la traduction du Meurtre du Commandeur, le dernier roman en deux volumes de Haruki Murakami, et qui s’annonce déjà comme étant l’un des grands événements de la rentrée littéraire. Pourriez-vous nous en parler ?
Dans ce roman-fleuve en deux livres, il y a beaucoup de déplacements, représentés métaphoriquement par différentes voitures, dont l'apparition et la disparition ponctuent le récit, tels des leitmotivs. Une vieille Peugeot 205, complice et amie du narrateur, qui rendra l'âme au cours d'un voyage et sera remplacée par un break d'occasion Corolla toujours poussiéreux. Une Jaguar argentée étincelante, une coquette Mini Cooper rouge vif, théâtre d'une scène érotique, une Prius bleue, hybride silencieuse et économe, une autre Jaguar ancienne, au parfum nostalgique, au ronflement unique, une Volvo rustique, pourvue d'un lecteur de cassettes à l'ancienne et une énigmatique Subaru Forester blanche, conduite par un homme tout aussi mystérieux. Ces véhicules sont fortement caractérisés, personnalisés à l'image de leurs utilisateurs. Seul un des personnages, trop jeune pour conduire, se déplacera à pied, en usant de raccourcis secrets. C'est un roman qui traite de cheminements, de transformations, d'épreuves et de renaissance. Je n'en dirai pas plus !
Pourriez-vous nous conseiller quelques romans japonais que vous avez appréciés ?
Pêle-mêle, sans hiérarchie : La femme des sables d'Abe Kôbô, En même temps, tout le ciel et toute la terre de Ruth Ozeki, Quatre soeurs de Junichirô Tanizaki, Mille ans de plaisir de Kenji Nakagami et Ni d'Eve ni d'Adam d'Amélie Nothomb (je sais bien que ce n'est pas un roman japonais, mais j'ai énormément apprécié ce texte, son esprit d'enfance, son humour, une déclaration d'amour au Japon, sous ses couleurs les plus riantes).