Il est toujours enrichissant de s’intéresser à la façon dont la culture de masse (cinéma, littérature, musique, jeux vidéo) raconte un pays, un peuple, une civilisation. Par exemple, notre image des anglais, nos cousins d’outre-Manche, n’est-elle un mix parfait entre ce que l’on peut percevoir des britanniques dans Les Aventures de Sherlock Holmes d’Arthur Conan Doyle, Peaky Blinders de Steven Knight et les romans de Dickens ? Cela peut paraître caricatural, et ça l’est très certainement. Mais si caricature il y a, elle a le mérite d’être vue sous un angle beaucoup plus sérieux : oui, la culture d’un pays détermine l’image que l’on a de ce pays. Parmi les pays que je rêve le plus de visiter, le Japon occupe une place de choix. Il s’agit en fait de mon El Dorado personnel. Aujourd’hui, je vous propose d’analyser la culture de masse nipponne, afin de déterminer l’image des japonais qui en découle.
Culture et Histoire
Quiconque a posé le pied au Japon, ou même a vu de nombreuses images du Pays du Soleil Levant, ne peut être que stupéfait par cet extraordinaire mélange entre modernité et traditions qui, selon les guides touristiques, est l’essence même du Japon. J’ignore s’il s’agit véritablement de l’essence du Japon, si tant est qu’on puisse réduire l’essence d’un pays à une seule dimension, mais cette sentence reste néanmoins porteuse de vérité. Les japonais sont très fiers de leurs traditions, et plus particulièrement de leur Histoire.
Et cela se ressent grandement dans la culture de masse japonaise. Le grand réalisateur Akira Kurosawa, pape du cinéma nippon, a magnifié à de très nombreuses reprises l’Histoire japonaise. Des films tels que Les Sept Samouraïs, La Forteresse cachée ou Le Château de l’Araignée proposent une vision du Japon médiéval sublimée. Bien qu’ils y décrivent des troubles politiques (les guerres civiles de l’époque Sengoku dans Les Sept Samouraïs ou dans La Forteresse cachée), les héros de Kurosawa sont souvent idéalisés. Ainsi, les fameux samouraïs de son plus grand chef d’œuvre opèrent-ils pour le bien des paysans, et non d’un seigneur, contrairement à l’usage du XVIème siècle. Bien que ce soient des ronins (des samouraïs sans maître), ils obéissent aux préceptes du Bushido, le code d’honneur des samouraïs.
Hayao Miyazaki, dans Princesse Mononoké, livre une vision plus négative du samouraï. Dans ce chef d’œuvre du cinéma d’animation, les samouraïs sont perçus le plus souvent comme des antagonistes anonymes d’Ashitaka. Ce sont eux qui massacrent sans pitié les villageois au début de l’exil du protagoniste, et ce sont eux qui attaquent le fort de Dame Eboshi. Il est d’ailleurs intéressant de voir que Miyazaki va à contre-courant de Kurosawa, quand on sait que Princesse Mononoké est un hommage au pape du cinéma japonais. Mais là encore, à la manière des ronins des Sept Samouraïs, Ashitaka, par son système de valeurs, se rapproche beaucoup plus du code du Bushido que devaient suivre les samouraïs, que des samouraïs eux-mêmes. On peut donc supposer que plus qu’une époque, c’est un système de valeurs que les japonais idéalisent par l’intermédiaire de leur art. On peut comparer ce phénomène à la façon dont nous idéalisons les chevaliers : nous sommes bien plus attachés à la chevalerie en elle-même qu’aux personnages historiques, qui eux-mêmes n’obéissaient pas toujours à leurs propres préceptes.
Cette idéalisation se retrouve également dans de nombreux mangas très populaires. Parmi eux, Naruto de Masashi Kishimoto occupe bien évidemment une place de choix. Les ninjas de Naruto, s’ils se permettent des exactions pour protéger l’intérêt de leurs villages et de leurs Seigneurs, obéissent également à un code d’honneur très précis, faisant passer l’intérêt du plus grand nombre avant leur intérêt personnel.
Bien évidemment, certaines œuvres se contentent de rapporter des traditions et éléments du passé, un peu comme des pièces de puzzle. Par exemple, l’arc Wa no Kuni dans One Piece d’Eiichiro Oda permet au lecteur de retrouver plusieurs topoï de l’Histoire du Japon, tels que les samouraïs et les Geisha.
Cependant, certains artistes préfèrent une analyse plus critique à l’idéalisation pure et simple. Ainsi, dans son dernier chef d’œuvre, Le Conte de la Princesse Kaguya, le très regretté Isao Takahata (co-fondateur du studio Ghibli) offre une vision réaliste des codes du Japon médiéval. Il y dévoile à la fois toute la beauté et toute l’incongruité de ces traditions. Certains auteurs, quant à eux, n’hésitent pas à dévoiler les crimes les plus récents de l’Histoire du Japon. C’est le cas, par exemple, du célèbre romancier Haruki Murakami, qui par deux fois (Chroniques de l’oiseau à ressort, Le Meurtre du Commandeur), a traité des crimes commis par l’armée japonaise en Chine dans la première moitié du XXème siècle, quitte à fâcher l’extrême droite japonaise.
Un pays de plus en plus ouvert sur le monde
Si Akira Kurosawa est considéré aujourd’hui comme étant le plus grand réalisateur japonais, il n’a pas toujours fait l’unanimité dans son propre pays. En effet, le chouchou de Martin Scorsese, George Lucas, Steven Spielberg et Francis Ford Coppola était jugé trop occidentalisé dans son propre pays. Certains japonais lui préféraient le cinéma de Yasujiro Ozu, plus contemplatif et perçu comme plus japonais par ses compatriotes.
Ce match Kurosawa/Ozu me semble bien symboliser les enjeux de la culture de masse nippone aux XXème et XXIème siècle. Les différents artistes semblent s’être donnés pour mission, peut-être inconsciemment, d’apporter une réponse aux détracteurs de l’ouverture du Japon sur le reste du monde.
L’exemple le plus probant est le jeu vidéo, et plus particulièrement les jeux de la firme Nintendo. Ces jeux vidéo proposent aux joueurs d’incarner des personnages qui n’ont presque rien de japonais. Mario et Luigi ont une connotation italienne, Link a un nom anglais. Même au niveau des inspirations, les deux grandes licences de la firme (Super Mario Bros. et The Legend of Zelda) s’inspirent d’œuvres européennes. Il y a du Alice au Pays des Merveilles et du Jacques et le haricot magique dans Super Mario Bros (la folie de l’univers, les plantes grimpantes permettant à Mario d’escalader dans Super Mario Bros. 2) et Link est inspiré de Peter Pan, jusque dans sa tenue verte, d’après les aveux de Shigeru Miyamoto (le concepteur de ces deux licences).
On pourrait trouver de nombreux autres exemples de cette tentative d’ouverture sur le monde. Le cinéma de Hayao Miyazaki illustre parfaitement mon propos. Si certaines œuvres sont typiquement japonaises, comme Princesse Mononoké et Le vent se lève, la grande majorité de ses films s’inspirent d’œuvres européennes. Le Château dans le ciel s’inspire des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Le Château ambulant est une adaptation du Château de Hurle de Diana Wynne Jones, Le Voyage de Chihiro est une version japonisante d’Alice au Pays des Merveilles et Ponyo sur la falaise est une version japonisante également de La Petite sirène. On pourrait également voir dans le trou permettant d’aller rejoindre Totoro un clin d’oeil au chef d’oeuvre de Lewis Carroll. Enfin, on soulignera la reconstitution réaliste de l’Italie fasciste dans Porco Rosso et l’importance de l’influence de Moebius pour la conception de Nausicaa de la vallée du vent.
Les œuvres de Haruki Murakami, quant à elles, foisonnent de références européennes. Ses personnages lisent Fitzgerald, Faulkner, Updike, et écoutent Norwegian Wood des Beatles (La Ballade de l’impossible), Hard Rain de Bob Dylan (La Fin des temps), le Trio à l’archiduc de Beethoven (Kafka sur le rivage), La Pie voleuse de Rossini (Chroniques de l’oiseau à ressort), La Sinfonietta de Janacek (1Q84), Les Années de Pèlerinage de Franz Liszt (L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage). Si, bien évidemment, ces références musicales et littéraires occidentales témoignent de l’ouverture du Japon et des japonais sur l’Occident dans un monde globalisé, certains ont critiqué Haruki Murakami, ne le jugeant « pas assez japonais ». En 2014, le critique littéraire allemand Ronald Düker (qui officie pour le quotidien Die Zeit) a fait cette remarque à l’auteur japonais, favori des bookmakers anglais pour le Prix Nobel de Littérature : "Êtes-vous vraiment un romancier japonais ?" Ce à quoi Murakami répond : "Mes parents enseignaient la littérature japonaise au lycée. Peut-être que ce que vous dîtes vient-il du fait que, par défi, très tôt, j’ai surtout lu des auteurs non japonais : Dostoïevski, Kafka, Tolstoï, Dickens, etc. Et puis j’ai traduit en japonais une foule d’auteurs américains : F. Scott Fitzgerald, Raymond Carver, et aussi Raymond Chandler. Malgré tout, je suis un écrivain japonais. Mes racines plongent dans le sol japonais." Ronald Düker lui fait alors remarquer qu’au Japon, on lui "reproche d’être trop occidentalisé". Haruki Murakami répond : "C’est ridicule ! C’est seulement un genre de littérature que je n’aime pas. Je suis complètement allergique à Kawabata ou à Mishima. »
On remarque donc que Murakami souffre du même procès, qui a été fait en son temps à Akira Kurosawa. La question « Qu’est-ce qu’être japonais ? » est donc une question essentielle au Japon. Le très regretté mangaka Jiro Taniguchi, très inspiré par la BD française, a proposé, dans les cinq tomes de Au temps de Botchan, une analyse profonde de l’ouverture du Japon à l’ère Meiji, en racontant le destin de plusieurs écrivains célèbres de cette époque mouvementée, tels que Natsume Sôseki, l’auteur de Je suis un chat, et professeur d’anglais. À la lecture de cette œuvre, on ne peut que conclure qu’être japonais, c’est aussi accepter que le Japon a beaucoup appris de l’étranger.
Violence et sexualité
Si aujourd’hui les mangas se vendent comme des petits pains en France, il est important de se souvenir qu’ils ont parfois été jugés très sévèrement, à cause de leur violence. C’est le cas, par exemple, du manga Dragon Ball d’Akira Toriyama. On se souvient de la polémique lancée par la personnalité politique Ségolène Royal, qui avait invectivé les mangas et les animes dans son livre Le ras-le-bol des bébés zappeurs, publié en 1989. Pour elle, ce pan de la culture japonaise n’est que la représentation de "coups, meurtres, têtes arrachées, corps électrocutés, masques répugnants, bêtes horribles, démons rugissants. La peur, la violence, le bruit. Avec une animation minimale. Des scénarios réduits à leur plus simple expression." Si on peut débattre longtemps de l'aversion de Ségolène Royal pour l’animation japonaise (réduire les animes à la violence, c’est comme réduire une ville à son camping municipal), on peut néanmoins tenter d’essayer de comprendre l’origine de cette esthétique de la violence dans la culture japonaise.
Je parle bien d’esthétique de la violence dans la culture japonaise, car elle ne se limite bien évidemment pas aux seuls mangas et animes. Certains passages de la littérature nippone peuvent heurter les personnes les plus sensibles (je pense notamment au massacre des animaux du zoo de Hsin-Ching dans Chroniques de l’oiseau à ressort ou encore à certains films de Sion Sono). On a souvent l’image d’un japonais paisible, zen. Le cinéma de Yasujiro Ozu, les haïkus de Bashô tendent à cristalliser cette image. Mais, comme beaucoup d’aspects dans la culture japonaise, le calme, la sérénité a aussi son envers inéluctable : la violence, la furie. Ainsi, bien que Princesse Mononoké soit une véritable ode à la nature, il n’en demeure pas moins le film le plus violent de Hayao Miyazaki. Malgré toute la poésie qui émane des romans de Haruki Murakami, certains passages sont d’une violence inouïe.
Certaines œuvres médiévales japonaises étaient par ailleurs violentes. Je pense notamment à certains passages du Dit du Genji de Murasaki Shikibu, avec ses vengeances fantastiques. On pourra toutefois me rétorquer que la violence décrite dans Le Dit du Genji est d’une autre nature, plus elliptique, que celle qu’on peut retrouver dans Dragon Ball, Berserk ou Akira.
Et vous auriez raison de me le faire remarquer. Mais la violence de ces œuvres me semble découler de deux phénomènes plus ou moins récents. Tout d’abord, ces œuvres, pour toucher le plus grand nombre, se doivent d’être dynamiques. De la même manière que si Akira Toriyama a triomphé mondialement, il le doit en partie au dynamisme de son cinéma. Ensuite, j’ai l’impression que cette violence, ou plutôt l’appréhension de cette violence, tend à illustrer quelque chose de profondément ancré dans la civilisation japonaise d’aujourd’hui : cette impression, peut-être inconsciente, que tout peut exploser à tout moment. Katsuhiro Otomo aurait écrit le monde post-apocalyptique (ou plutôt post-explosion atomique) d’Akira si le Japon n’avait pas été frappé par deux fois par la bombe atomique en 1945 ? Ces deux catastrophes, qui font partie intégrante de l’Histoire japonaise, malgré leur absurdité, ne pourraient-elles pas expliquer les cratères profonds laissés par des explosions diverses et variées, dans DBZ, One Piece et consorts ?
Autre facteur qui peut expliquer, en partie, la violence graphique de ces œuvres, c’est peut-être l’importance que revêtent, traditionnellement, les arts martiaux dans la culture japonaise. Je veux dire qu’il est possible que par ces œuvres, les mangakas mettent en scène un japonais idéal : un homme capable de se battre, de défendre ses idéaux au péril de sa vie. Un peu comme les samouraïs de Kurosawa, en un sens.
La sexualité dans la culture japonaise est également sujette à débat. Il est vrai que la sexualité occupe une place importante, dans la culture japonaise.
Attention ! Penser qu’elle est plus importante qu’ailleurs me semble illusoire. Par exemple, en Occident (Europe et Etats-Unis), nous avons le Marquis de Sade, Charles Bukowski, Henry Miller, les films de Gaspard Noé ou de Lars von Trier, Ma Benz de Suprême NTM et les dessins de Reiser et Wolkinski. Ce qui change, en revanche, c’est peut-être la façon de traiter de la sexualité. Mais également le public visé.
Bien évidemment, entre le traitement de la sexualité au Japon et en Occident, il est possible de trouver des points de raccords. Par exemple, on peut aisément trouver des analogies entre les scènes de sexe dans l’œuvre de Ryu Murakami (pas Haruki, mais l’auteur de Ecstasy et Les bébés de la consigne automatique) avec celle d’auteurs comme Bret Easton Ellis (American Psycho) et Michel Houellebecq (Extension du domaine de la lutte), ou entre L’empire des sens d’Oshima et Nymphomaniac de Lars von Trier. Cependant, de nombreux auteurs de shônen (mangas pour jeunes garçons), tels Eiichiro Oda (One Piece) ou Hiro Mashima (Fairy Tail). Comment expliquer que des femmes dénudées puissent être dessinées dans des œuvres destinées à la jeunesse ? Ce n’est qu’une hypothèse, là encore, mais j’imagine que le fait que la sexualité ne soit jamais vue de manière négative, ni dans le bouddhisme ni dans le shintoïsme, contrairement aux religions du Livre, peut jouer en faveur d’un tel phénomène. Mais j’observe également que souvent, la sexualité permet de mettre en scène la folie (relative) des personnages. Tortue Géniale, Sanji, et bien d’autres personnages de shônen, sont de véritables obsédés sexuels. Et, finalement, on peut y voir une certaine analogie avec la façon dont la sexualité permet de mettre en scène la folie d’une génération dans l’oeuvre de Ryu Murakami ou encore dans le cinéma d’Oshima.
Bien évidemment, la sexualité peut aussi être traitée de façon bien plus poétique, bien plus raisonnée, comme dans l’œuvre de Haruki Murakami, pourtant censurée à Hong Kong à cause de ses scènes de sexe explicites.
La suite dans la seconde partie du dossier !
Par Bobby, il y a 6 ans :
Très intéressant, hâte de lire la seconde partie !
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