Depuis un peu plus d'une semaine, un débat a lieu sur internet. Le gigantesque réalisateur Martin Scorsese a tenu des propos qui ont fait polémique, concernant les films du Marvel Cinematic Universe. A un journaliste du Hollywood Reporter, le réalisateur des Affranchis et de Casino explique que les films du MCU, "ce n'est pas du cinéma, c'est autre chose". Après cette diatribe, de nombreux acteurs et artistes se sont jetés dans la mêlée. Samuel L. Jackson (Nick Fury), Robert Downey Jr. (Iron Man) et James Gunn (Les Gardiens de la Galaxie) ont ainsi défendu l'univers cinématographique développé par Disney / Marvel. Jennifer Anniston (Friends), quant à elle, a défendu le point de vue de Scorsese. Mais Martin Scorsese a-t-il fondamentalement tort ? Le Marvel Cinematic Universe est-il véritablement du cinéma ? Et peut-on adorer le Marvel Cinematic Universe tout en défendant le point de vue de Scorsese ? C'est à ces questions que je vais tenter de répondre, de la manière la plus claire et concise possible.
Attention : cet article ne reflète pas le point de vue de l'ensemble de la rédaction, seulement celui de son auteur. Aussi serais-je ravi de discuter avec vous dans l'espace commentaires si vous êtes en désaccord avec mes propos, à condition bien évidemment que les règles élémentaires de politesse et de cordialité, essentielles à la tenue d'un débat, soient respectées.
Remise en perspective
Pour bien comprendre le point de vue de Martin Scorsese, il est important de remettre ses propos en perspective. Lorsqu'il a tenu ces propos polémiques, Martin Scorsese était en pleine promotion de son nouveau film, The Irishman, un film de gangsters de 3h30, avec Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci et Harvey Keitel. Ce véritable rendez-vous des légendes du Septième Art, appelé à devenir un film instantanément culte, sera diffusé de manière exclusive par Netflix fin novembre 2019. Un film que Scorsese a mis dix ans à développer. Dans une interview accordée au magazine Première, Martin Scorsese fait état des difficultés qu'il a dû affronter pour faire ce film :
On avait pu réunir l'argent nécessaire - je parle de l'argent pour faire le film sans effets spéciaux, sans rajeunissement CGI, etc. - mais je me retrouvais dans la situation de devoir utiliser d'autres acteurs pour jouer Bob [De Niro], Joe [Pesci] et Al [Pacino] jeunes pendant plus de la moitié du film... Vu mon approche du sujet, ce sujet qui parle du temps lui-même, du temps qu'on a plus, ça ne collait pas. Des années plus tard, sur les tout premiers jours du tournage de Silence, à Taïwan, Pablo Helman, le superviseur des effets spéciaux, me dit que le procédé de rajeunissement digital lui semble désormais suffisamment au point pour qu'on relance The Irishman. J'ai d'abord rejeté l'idée, parce que ça me semblait trop technique, impliquant tout un attirail de casques ou de marques sur le visage des comédiens. Et ça, ce n'était pas le film que je voulais faire. Comment voulez-vous que ces gars-là se parlent sérieusement avec des marques partout sur le visage ? Des jours ont passé, des semaines, et il revenu me voir avec une idée qui permettait de masquer les marques et de ne pas entraver le jeu des acteurs. [Mais] personne n'était prêt à mettre ce dont on avait besoin pour faire le film à l'échelle nécessaire, en termes de jours de tournage ou de dimension de production. On est passé de mode, vous savez, on n'intéresse plus grand monde à Hollywood. A la fin de Silence, Brad Grey, l'ancien PDG de Paramount, qui n'est malheureusement plus parmi nous aujourd'hui, a proposé d'entrer dans le financement. Mais ça ne suffisait toujours pas pour mener à bien l'extraordinaire expérience technologique que représentait ce film. C'est là que mon manager m'a appris que Netflix était prêt à mettre l'argent nécessaire.
Cette confidence de Martin Scorsese est profondément édifiante, et elle est essentielle pour la suite du débat. Pour Scorsese, il est évident que le cinéma de divertissement que représente les films du Marvel Cinematic Universe signe la fin d'un certain type de cinéma, ce cinéma qui a permis que des films tels que Taxi Driver, Le Parrain ou encore Il était une fois dans l'Ouest sortent en salles.
Faisons une expérience de pensée, et imaginons que nous sommes des producteurs de cinéma appartenant à un grand groupe cinématographique comme Disney ou Warner Bros. On nous propose deux films, avec un budget plus ou moins équivalent : The Irishman, film de gangsters qui ravira avant tout les nostalgiques du cinéma des années 70 à 90, ceux qui ont vibré avec les gars du Nouvel Hollywood, et qui se reportent aujourd'hui massivement sur leur écran d'ordinateur pour regarder des séries TV HBO ou BBC, qui leur permettent de retrouver leurs émotions d'antan, ou Avengers : Endgame, climax survitaminé d'une saga transgénérationnelle, dont on est certain qu'elle frôlera, ou dépassera les 3 000 000 000 de dollars au box-office. Quel film allez-vous, avec votre esprit d'entreprise nécessaire à un tel métier, produire ?
Il est là, le problème. C'est qu'avec cette explosion du cinéma de divertissement, les producteurs deviennent plus frileux dès lors où il est question de produire un film plus artisanal. Le but d'un studio n'est plus de gagner un Oscar du Cinéma ou une Palme d'Or, mais de dépasser le milliard de dollars au box-office. C'est pour cela que Scorsese, dans son interview au Hollywood Reporter, explique qu'on "ne devrait pas être envahi par ça", ce qui en d'autres termes signifie que le cinéma de divertissement prend trop de place. Le cinéma à la sauce Marvel étouffe le cinéma d'auteur. Et c'est dommage. Voulons-nous d'un cinéma aseptisé et homogène ? Non. Quand je vais au cinéma, je veux être surpris, je veux être bousculé. Or les studios prennent le moins de risques possibles.
Deux cinémas qui s'opposent
Une question demeure, la principale question d'ailleurs. Le cinéma de divertissement est-ce vraiment du cinéma ? Avant de répondre, je tiens à préciser une chose : j'adore le cinéma de divertissement. Marvel, DC, Star Wars, Harry Potter, j'ai grandi et je vieillis avec ces licences. Mais il est important de faire une distinction entre deux types de cinéma. Si tous les films sont des produits cinématographiques, tous les produits cinématographiques ne sont pas des oeuvres d'art. On me rétorquera sans doute que l'art, c'est subjectif, mais je pense que dans ce cas précis, l'argument est fallacieux, pour la simple et bonne raison qu'on oublie un paramètre important : l'ambition préalable dirigeante. Quelle est l'ambition du réalisateur quand il fait son film ? Quand un Martin Scorsese (Mean Streets) réalise un film, quand un Quentin Tarantino (The Hateful Eight, Once Upon a Time... in Hollywood) ou un Alejandro Gonzalez Inarritu (Babel, Birdman, The Revenant) réalise un film, ce que l'on voit au cinéma, c'est l'objet cinématographique désiré par le réalisateur. Quand un film de divertissement sort, malgré toute la passion que le réalisateur peut avoir pour son film, pour l'univers qu'il déploie, il réalise bien souvent l'ambition du producteur. Pour bien vous faire comprendre ma pensée, je vais prendre un exemple tiré d'un autre art que le cinéma. Les amateurs de musique classique savent apprécier tout un tas d'interprétation d'une seule pièce classique. Quand un amateur de musique classique écoute les Carmina Burana de Carl Orff dirigés par Herbert von Karajan ou par Seiji Ozawa, ils savent pertinemment que l'oeuvre qu'ils écoutent est autant une oeuvre de Carl Orff qu'une oeuvre de Karajan ou de Ozawa. Parce que l'ambition artistique du chef d'orchestre aura une grande incidence sur le produit final, lui conférant parfois une toute autre identité que le produit initial.
C'est pareil avec le cinéma de divertissement. Le réalisateur, aussi passionné soit-il, doit faire selon le bon vouloir du producteur. C'est d'autant plus vrai avec le Marvel Cinematic Universe, dans la mesure où tout cet échafaudage cinématographique est dirigé par un producteur, Kevin Feige, qui réalise son ambition, et non l'ambition des réalisateurs qu'il embauche. Il veille à ce que l'ensemble ait non seulement une correspondance scénaristique (ce qui est essentiel au bon maintien de l'ensemble), mais également une correspondance du point de vue de la réalisation, de la photographie, de l'humour, etc. Ce n'est pas une critique, et je respecte personnellement cette ambition à la fois osée et démesurée. Kevin Feige a réussi quelque chose de grandiose, mais qui n'est plus du cinéma tel que Scorsese l'a connu. C'est un cinéma qu'on a confisqué aux réalisateurs pour le confier presque exclusivement aux producteurs. On me rétorquera sans doute que James Gunn, à qui l'on doit les deux volets des Gardiens de la Galaxie, a su imposer sa patte, son humour. Certes. Mais il a pu le faire uniquement parce que cela n'allait pas à l'encontre de l'ambition initiale de Kevin Feige. Dire qu'il était complètement libre serait faux : il était libre jusqu'à un certain point. Il est fort à parier qu'il n'aurait pas pu mettre des scènes de sexe dans ses films Marvel, par exemple. Bien évidemment, ce n'était pas nécessaire, mais s'il l'avait voulu, il n'aurait très certainement pas pu le faire. Un exemple me semble d'ailleurs assez éloquent : souvenez-vous des déboires concernant la production du film Solo - a Star Wars story. Les réalisateurs Phil Lord et Chris Miller ont été remerciés par LucasFilm parce que leur travail allait à l'encontre de l'ambition du studio, et ils ont été remplacés par Ron Howard.
Il serait donc erroné de voir en Scorsese un réalisateur aigri parce que le cinéma qu'il propose n'a pas autant de succès que le cinéma de divertissement représenté par le MCU. Non, il s'agit seulement d'un cri d'alerte d'un réalisateur légendaire, qui fait état d'un changement de paradigme dans le système hollywoodien. Ce n'est plus la loi du meilleur qui règne à Hollywood, mais la loi du marché, et cela est dommageable. D'autant plus que le récent film Joker de Todd Philipps, véritable chef d'oeuvre à mon sens, qui compte parmi mes films de l'année avec Parasite de Bong Joon-ho, a su démontrer qu'il pouvait exister un cinéma de divertissement qui pouvait également être un cinéma d'auteur. A condition de prendre les risques nécessaires. Joker était un film très risqué : faire une adaptation de comics DC qui ne soit pas à proprement parler un film d'action, et encore moins un film de super-héros, mais plutôt un drame psychologique doublé d'un drame social, voilà qui était terriblement ambitieux. Joker tendait plus vers un cinéma scorsesien (à qui il rend d'ailleurs hommage, avec de multiples références implicites à Taxi Driver et à King of Comedy) qu'au cinéma disneyen.
Cette polémique qui entoure la petite pique de Scorsese n'est donc pas à mettre sur le même plan qu'une querelle entre classiques et modernes, telle qu'on a pu l'avoir avec le scandale de Hernani au XIXème siècle. Il ne s'agit pas plus d'une marque d'élitisme venant de Scorsese. Rappelons à ce sujet que Scorsese faisait partie du Nouvel Hollywood, qu'il a fondé avec ses amis Francis Ford Coppola, George Lucas et Steven Spielberg.
Par jeanLucasec, il y a 5 ans :
Très sympa comme article
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