Pendant les fêtes de Pâques, la ville de Kawasaki célébrait le Kanamara Matsuri, un vaste festival célébrant la fertilité. A cette occasion, des défilés sont organisés chaque année et attirent de nombreux touristes amusés par la parade qui met en avant des chars... à l'effigie de phallus géants !
Une spécificité qui peut paraître rigolote à nos yeux d'occidentaux. Cependant, elle est aussi révélatrice de bien d'autres choses. L'évènement met notamment en exergue le paradoxe de la représentation du sexe dans la société japonaise, et plus particulièrement de l'exhibition des organes génitaux masculins et féminins. Ici, l'illustration du sexe masculin est largement encouragée tandis que celle du sexe féminin, au delà d'être stigmatisée, est pénalement condamnée.
L'artiste japonaise Rokudenashiko a été incarcérée en 2014 pour avoir diffusé des impressions 3D de sa vulve. Depuis, elle poursuit le combat pour dénoncer le paradoxe de l'obscénité japonaise. L'artiste a récemment sorti un manga où elle revient sur son arrestation. Retour sur l'histoire d'un combat opposant l'art et le sexisme de la société nippone.
L'art pour comprendre les paradoxes de la représentation sexuelle
Ce paradoxe commence par un simple terme : Manko. Ce mot (absolument adorable, avouons-le) se traduit par le terme "vulve", en français. Cependant, sa simple utilisation à voix haute est vue comme la pire des ignominies au Japon.
Partant de ce constat, l'artiste japonaise Rokudenashiko (dont le véritable nom est Megumi Igarashi) s'est longuement interrogée sur les raisons de ce tabou.
Un jour, par un élan de provocation et une simple envie de s'amuser un peu, elle fait un moulage de sa "Manko" à l'aide d'un plâtre composé d'un mélange d'alginate de potassium et d'eau.
Une fois celui-ci terminé, elle décore le résultat et tadam ! Une œuvre d'art est née !
A partir du moment où elle diffuse son travail, elle constate des réactions mi-figue mi-raisin. Au sein des milieux artistiques internationaux, on encourage sa pratique. Mais du côté du public japonais, beaucoup sont profondément choqués. C'est à cette période qu'elle réalise la portée de ce tabou et ses conséquences.
Une société japonaise profondément sexiste
En discutant avec des femmes japonaises, victimes de nombreux comportements machistes, elle prend conscience que son art peut également avoir une portée hautement féministe.
En démystifiant les organes génitaux féminins, elle contribuerait à changer le regard porté sur le sexe des femmes. Elle espère ainsi éveiller les esprits en prônant la fierté d'avoir une vulve et en fustigeant la honte de l'observer. Le but : se réapproprier son propre corps.
Elle poursuit donc sur sa lancée, sans relâche. Face aux réactions outragées, elle redouble de créativité pour dénoncer la pudeur exagérée de la culture nippone.
Megumi s'amuse à varier les formats : coques de téléphone, décorations peintes de manière kawaii, des bijoux, des gâteaux, des lampes, des dioramas et même des détournements de figurines Gundam. Elle se lance alors dans son plus gros projet : construire un kayak à l'effigie de sa "Manko". Pour ce faire, elle lance une vaste campagne de financement participatif. C'est là que les choses se gâtent, pour elle.
En prison pour obscénité
En juillet 2014, Rokudenashiko est arrêtée par la police. Ils perquisitionnent son appartement et lui confisquent toutes ses œuvres qui font office de pièces à conviction. Il lui est reproché d'avoir fait preuve d'obscénité en envoyant un scan 3D de sa vulve à une trentaine de personnes.
En réalité, il s'agissait simplement des contreparties artistiques envoyées aux participants de son crowdfunding pour aider à la réalisation du kayak-vulve.
Un système judiciaire déconnecté des outils modernes
Au Japon, le système judiciaire est particulièrement sévère et les conditions de détention peuvent être très dures, notamment pour les femmes.
Une garde à vue peut durer jusqu'à 22 jours et le principe de présomption d'innocence n'est pas aussi poussé qu'en France. Rokudenashiko raconte d'ailleurs que les policiers lui ont menti afin qu'elle ne fasse pas appel à un avocat.
Lors de l'établissement du procès verbal, l'artiste rapporte aussi l'absurdité de la situation : les policiers sont terriblement gênés de prononcer le terme "Manko" et arrivent à peine à relire la déposition sans bégayer. De plus, malgré de moult explications, personne ne semble comprendre le concept du financement participatif.
Un traitement médiatique compliqué
Après avoir passé une semaine éprouvante en prison et avoir été traitée comme une criminelle par les médias japonais qui diffusent sa photographie, Rokudenashiko ressort libre grâce au soutien de ses admirateurs. Une seconde arrestation et un jugement plus tard, elle est finalement déclarée non coupable en 2017.
Afin d'exposer sa situation et dénoncer le ridicule d'une telle extrémité judiciaire pour un projet artistique, elle sort un manga intitulé L'Art de la Vulve, une obscénité ? dans lequel elle raconte son histoire et son projet.
Par ailleurs, elle est finalement parvenue à venir à bout de son projet de kayak-vulve !
Le paradoxe de l'article 75 du code pénal
Cette histoire est nécessaire pour comprendre le paradoxe de la représentation sexuelle au Japon. Rokudenashiko pose elle-même la question : comment se fait-il que des jouets sexuels à l'effigie de vagins soient en vente libre, mais que la représentation artistique, elle, pose souci ?
Même constat dans les fêtes religieuses. Nous l'évoquions en préambule, le Kanamara Matsuri réunit des milliers de personnes chaque année. A cette occasion, de nombreux produits dérivés à l'effigie de pénis sont vendus et se fondent parfaitement dans le décor, sans choquer les japonais.
Au Japon, l'article 75 du code pénal punit quiconque distribue ou vend du matériel jugé "obscène". Il existe bien l'article 21, qui garantit la liberté d'expression et bannit officiellement la censure. Cependant, cet article est l'objet de contradictions avec l'article 75. De plus, définir précisément l'obscénité est souvent un casse tête juridique.
Heureusement, la non-condamnation de Rokudenashiko peut également s'expliquer par un cas de jurisprudence survenu en 2008. Celui-ci accorde une exception à montrer la pilosité pubienne et les organes génitaux lorsqu'il s'agit d'une issue artistique.
Juridiction et marketing : les meilleurs ennemis
Par ailleurs, les lois sur la pornographie tranchent grandement avec le marketing sexuel particulièrement prolifique au Japon.
Pour détourner la censure, l'industrie pornographique est contrainte de faire usage de "masques" au niveau des organes génitaux. Il est ainsi courant de retrouver des rectangles noirs en guise de cache dans les hentais ou les revues érotiques et une pixellisation dans les formats vidéo.
Dans un pays où l'industrie pornographique génère près de 4,3 milliards d'euros de recette par an et se place deuxième au niveau mondial, après les Etats-Unis, ces lois peuvent vite sembler paradoxales.
La pudeur et la culture japonaise
Ce paradoxe ne se ressent pas seulement dans le code pénal. Si la pudeur japonaise exclut le fait de s'embrasser en public, la nudité est monnaie courante dans les pains publics.
Cette contradiction se ressent aussi dans la pop culture : qui n'a jamais lu de mangas mettant en scène des personnages féminins dans des situations embarrassantes ou victimes d'allusions sexuelles explicites ? De nombreux shônens classiques mettent aussi en scène des héroïnes aux proportions exagérées (entraînant parfois d'importants saignements de nez, au passage.)
A titre d'exemple, les mangas de Ken Akamatsu (Love Hina, Negima!) sont particulièrement révélateurs de cette situation. Dans chaque tome, l'une des héroïnes doit obligatoirement perdre ses vêtements et le plus souvent, par le biais de raisons complètement absurdes.
Evidemment, le fan-service est utilisé avant tout comme un argument de vente et une manière de faire rire le lecteur. Cependant, il est devenu tellement systématique que personne n'oserait crier au sexisme sous peine de passer, au mieux pour un boomer, au pire pour un ignorant, méprisant la culture manga.
Bien que les mentalités tendent à changer grâce à l'art et aux représentations féminines de moins en moins sexualisées, il faudra encore faire un long chemin pour que les mentalités évoluent quant à la représentation des attributs sexuels féminins.
Par Jeanlucaseco, il y a 3 ans :
ils sont magiques
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