Dossier : Nintendo face à sa communauté compétitive
Nintendo va peut-être franchir le pas. Le 26 juin 2019, la filiale européenne a annoncé la deuxième saison de son tournoi européen, qui débutera le même été. Dans une vidéo courte publiée sur Twitter, le nom de la première édition European Smash Ball Team Cup se transforme en European Team Cup. Un détail pour certains, une révolution pour d'autres, puisqu'il sous-entend que Nintendo respectera pour la première fois de son histoire les règles compétitives ancrées par la communauté.
Deux mois auparavant, Nintendo organisait les phases finales de l'European Smash Ball Team Cup 2019, le premier tournoi Super Smash Bros. Ultimate de la firme, qui réunissait 11 pays européens pour représenter le continent à l'E3. La France s'y est inclinée en finale face à l'Allemagne, mais ce n'est pas le résultat qui a marqué les esprits.
La salle Beurs van Berlage, à Amsterdam, a dévoilé ses plus belles couleurs pour accueillir l'événement. 70 mètres de long pour 40 mètres de large étaient réservés à Super Smash Bros. Une production sublime retransmise en 6 langues différentes. Un pinacle de qualité que l'Europe n'a jamais atteint en 17 ans d'existence. L'apparition de Nintendo dans l'horizon esportif est pourtant inespérée. Durant des années, l'éditeur s'est illustré par son opposition au désir d'épanouissement de la communauté. Face à cela, les smashers n'ont pas manqué de labeur. Ils développent l'aspect compétitif de leur jeu depuis presque deux décennies.
Melee, le bébé non désiré
Organisation de tournoi, sessions d'entraînement, création de contenu ou sponsoring de joueurs... Les actions de la communauté ne se comptent plus. Le deuxième volet de la saga a été le fer de lance de ces travaux.
Super Smash Bros. Melee est un ancêtre du sport électronique. Comparé à ses petits frères, la liberté de mouvement et la dextérité qu'il requiert font de lui une aliénation à maîtriser. Les joueurs dépassent les 200 actions par minute, et le bruit que font des manettes de Gamecube forcent le respect. N'entre même pas dans l'équation l'aspect stratégique et psychologique du jeu, qui brille de par sa profondeur.
Malgré l'explosion de Super Smash Bros. Ultimate, le dernier volet sorti sur Nintendo Switch, le tournoi Genesis 6 accueillait en février 1113 participants pour la version Gamecube. Un engouement compréhensible : le jeu est tellement rapide qu'il est indéchiffrable pour des non-initiés.
Indéchiffrable, mais impressionnant à regarder. Ninja, célèbre streamer sur Twitch, regardait le tournoi Smash & Splash 2 devant 94 000 spectateurs. Un coup de publicité bienvenue, surtout quand le joueur de Fortnite compte les louanges du jeu.
Tous ceux qui pensent que Smash est stupide ne comprennent pas les jeux vidéo. Ce qu'il s'y passe est incroyable. C'est les échecs de l'esport.
Avec cette pépite taillée pour la compétition et le spectacle, Nintendo a de l'or entre les mains. De l'or, que l'entreprise préfère éreinter. Masahiro Sakurai, l'homme derrière Super Smash Bros. Melee, expliquait l'année dernière à The Washington Post la différence de point de vue entre la firme et les joueurs.
Je pense qu'un jeu devrait juste se concentrer sur son audience voulue. La philosophie de la compétition ne va pas avec celle de Nintendo. On arrive à un point où les joueurs jouent pour l'argent, et ce n'est pas ce que devraient être les jeux vidéo pour nous.
Face à ce mur, la communauté n'avait pas d'autres choix que de se développer dans l'ombre. Nintendo tolérait les tournois, mais interdisait que de l'argent y soit mis en jeu. Obligé donc pour les organisateurs de demander la permission à l'éditeur... ou de le faire en toute discrétion.
La seconde option signifie d'éviter de retransmettre l'événement sur internet, ou de ne pas communiquer publiquement dessus en amont. Un handicap de taille, dans l'ère de croissance exponentielle de l'esport, dans les années 2010. Plutôt qu'être soutenu par leur développeur, les joueurs comme Nassim "Leon" Laib, l'un des meilleurs joueurs français de Melee, étaient déjà heureux de pouvoir faire de la compétition.
Je suis toujours parti du principe que Melee et les autres Smash allaient devoir compter sur leur propre communautés pour avancer. En considérant la chose de cette manière, je me disais qu'on devrait se sentir satisfait de voir que Nintendo allait pas empêcher la scène de se développer.
Alors que Riot Games fait exploser les compteurs de spectateurs avec la sortie de League of Legends, ou que Blizzard met doucement en place sa compétition internationale World Championship Series sur Starcraft II, l'heure était à l'investissement. Les droits de diffusion se vendent, les éditeurs profitent de la visibilité pour vendre leur jeu. Super Smash Bros, lui, ne connaîtra pas ce soutien. C'est même le contraire.
L'EVO 2013, symbole de l'opposition
Du 12 au 14 juillet 2013 se tenait l'EVO, au Bally's Event Center de Las Vegas. Un rassemblement de tournois considéré comme la fête des jeux de combat dans le monde. C'est une vitrine pour les sponsors et les investisseurs. Chaque place y est chère. Pour l'occasion, les organisateurs ont organisé un concours de don pour le cancer du sein pour nominer le dernier jeu qui serait ajoutée à la liste. Le jeu atteignant le plus haut montant serait sélectionné. Une importance capitale pour Melee, souligne Leon.
On avait vraiment un énorme espoir d'enfin voir Melee représenté à l'EVO au même titre que tous les autres jeux de combats. C'était une énorme opportunité. Il ne fallait donc vraiment pas rater ça.
La communauté mondiale de Super Smash Bros. s'est réunie et a amassé près de 95 000 dollars. Un soutien encore jamais vu qui signait l'entrée du jeu aux côtés des plus grands jeux de combat au monde. Pour l'occasion, 700 joueurs se sont inscrits. Pour sa première participation, Melee allait vivre son plus grand tournoi en 11 ans. Seulement, Nintendo ne l'entendit pas de cette oreille.
Quelques jours avant le tournoi, l'éditeur s'est imposé en interdisant que l'événement prenne place. La firme n'a jamais communiquée sur les raisons de ce bannissement, mais on imagine qu'elles suivent les arguments avancés par Masahiro Sakurai. Un frein impensable pour Leon et Samuel "Samplay" Sadaune, organisateur de tournoi.
La communauté voyait en cet événement l'une des plus grandes opportunités de son histoire. Il faut comprendre que les démarches de Nintendo sont avant tout conviviale en s'éloignant un maximum du coté compétitif. Mais nous persistions à penser que l'un n'empêche pas l'autre.
C'était une trahison, un véritable coup de couteau. Que Nintendo ne nous soutienne pas, c'est une chose. Mais qu'il détruise la mobilisation, la passion de milliers de joueurs, c'était impossible à digérer. Surtout après tous les combats menés par la communauté.
Face à cela, c'est la communauté esport entière qui s'est soulevée en protestation. Il ne fallut que quelques heures pour que, devant cette opposition, Nintendo batte en retraite. Un échange court, mais ô combien symbolique pour les joueurs. L'éditeur qui a toujours empêché Super Smash Bros. de s'épanouir dans sa forme compétitive a cédé pour la première fois. Smash à l'EVO eut lieu, et ce fut une réussite, selon Samplay.
C'était une libération. Un sentiment d'accomplissement éducation à un travail de plusieurs années qui arrivait à échéance. En plus de pouvoir être reconnu face aux autre communautés, Nintendo n'a émit aucune restriction et à même soutenu l'événement.
Le jeu s'est découvert auprès de nombreux néophytes. La rapidité et complexité s'est mélangée à l'excitation du public. Avec 134 000 spectateurs en direct, Melee est, avec Street Fighters, le seul jeu à avoir battu le record de viewers de l'EVO. Un tournant majeur, qui entraînera une croissance impressionnante de popularité et de tournois. La scène commençait sa professionnalisation et Nintendo devait l'accepter.
L'évolution timide de Nintendo
En réaction, l'éditeur vit depuis l'EVO 2013 une révolution profonde dans sa vision de la compétition. Cependant, il cherche à garder ses valeurs. Voulant faire un esport "à sa manière", il a toujours déjoué les règles compétitives utilisées par la communauté pour continuer à promouvoir l'accessibilité de son jeu. Les formats sont intéressants pour creuser les possibilités qu'offre le jeu, mais avec les objets, prône le spectacle plutôt que la compétition. Ce qui n'attire pas les smashers.
Deux mondes ont alors évolué en parallèle : La communauté qui continue de grandir, notamment avec l'arrivée de structures professionnelles comme TSM, Cloud9 ou Team Liquid, et Nintendo qui organise des championnats annuels pour la sortie de leur jeu, ou pour des événements spéciaux comme l'E3. Une double compétition maladroite pour Samplay.
La communauté a toujours eu une vision négative de Nintendo, qui a une vision très familiale du jeu vidéo. Le casual gaming est une bonne chose, mais le fait de rejeter la compétition et de négliger cette partie de leur communauté nous a déçu.
Malgré leur envie de proposer une compétition à leur image, Nintendo ne plaît pas. Pour preuve, la sortie de Super Smash Bros. For Wii U a pu voir ses championnats de France. Un événement excitant, qui n'a pourtant pas plu aux joueurs, fautes aux finales en chacun pour soi à 4 jugées anti-compétitives et à l'organisation générale des tournois. Nintendo manque d'expérience, ce qui pèse sur la qualité de leur événements. Nombre de joueurs talentueux leur a tourné le dos, en continuant de participer aux tournois de la communauté.
Conscient de la situation, Nintendo s'est alors peu à peu tourné vers les tournois existants. Depuis 2018, le Frostbite, tournoi majeur américain de Super Smash Bros. For Wii U, connaît le soutien de Nintendo. En Europe, l'Albion 3 a également eu cette chance.
Au fil du temps, le lien fragile entre Nintendo et la communauté s'est peu à peu adoucit, laissant de côté la méfiance pour un espoir d'avenir pour Smash. En France, Nintendo a fourni 40 Nintendo Switch pour l'organisation du Stunfest, qui est désormais le plus grand tournoi de Smash Ultimate en France à l'heure actuelle. Une révolution dans l'esport Nintendo, puisque le tournoi proposait 6 000 euros de récompense. La vision d'une coopération est rêvée par Samplay.
Il n'y a rien de plus satisfaisant que de se sentir supporté par les créateurs et d'avancer ensemble dans la bonne direction. On les sent plus à l'écoute de la communauté. Nintendo France et Europe nous ont pondu un circuit avec des règles très intéressantes. Ils ont l'art d'innover et d'apporter quelque chose de nouveau.
Néanmoins, la question ne se pose pas pour Melee. Nintendo reste muet sur le sujet. On imagine que depuis l'EVO 2013, la vision de l'éditeur sur son jeu n'a pas changé. La profondeur du gameplay attire toujours de nouveaux joueurs, et son audience s'est même développée au fil du temps ; Le 5 février dernier, lors du Genesis 6, 174 000 personnes ont suivi les finales de Super Smash Bros. Melee. C'est-à-dire 60 000 personnes de plus que l'année dernière.
Ne nous mentons pas : la communauté Française de Melee connaît un ralentissement. Certaines villes manquent d'organisateurs, d'autres de joueurs, et LeFrenchMelee, la principale organisation nationale, peine à rassembler les acteurs de la communauté. Avec l'aide de Nintendo, la scène francophone pourrait sans nul doute briller de nouveau, comme ce que la scène internationale est en train de vivre. Reste à voir si l'éditeur japonais en a l'envie. Pour l'instant, il développe Super Smash Bros. Ultimate, ce qui est déjà inespéré quand on connaît le passé entre Nintendo et la compétition sur Smash. Avec le succès de l'European Smash Ball Team Cup 2019 et ses finales à l'E3, et la récente annonce du deuxième volet dont le nom sous-entend l'absence de Smash Ball -et ainsi, le respect des règles compétitives-, Super Smash Bros. Ultimate est sur la bonne voie pour rejoindre des esports plus développés. Melee, de son côté, devra encore attendre.
De nombreux sujets communautaires sont sujets à litiges les concernant.
En plus de l'eSport, on peut citer comme exemple le modding de vieux jeux Nintendo (modifier un jeu pour le rendre plus fun ou plus difficile) ou même le streaming/promotion sur Youtube.