Fantasy : Jean-Philippe Jaworski et Stefan Platteau répondent à nos questions (partie 3)
Parce que nous de très grands fans de fantasy, nous apprécions énormément le travail de Jean-Philippe Jaworski et Stefan Platteau, qui comptent parmi les plus belles voix de la fantasy francophone. Alors que Stefan Platteau vient de voir paraître son dernier ouvrage Les Embrasés, merveilleuse porte d'entrée à la saga des Sentiers des Astres, et que Jean-Philippe Jaworski va occuper tout au long de l'année l'actualité littéraire avec la sortie des trois tomes du Chevalier aux Épines (premier tome sorti en janvier 2023, deuxième prévu pour le 14 juin 2023 et troisième en janvier 2024), les deux écrivains ont accepté de répondre à nos nombreuses questions dans une interview-fleuve, dont c'est la troisième et dernière partie. Cliquez ici pour trouver la partie 1 et la partie 2 de l'interview.
On a beaucoup évoqué le jeu de rôle, et l’actualité récente justifie que l’on en reparle, puisque Jean-Philippe vous avez commencé votre carrière en tant que concepteur de deux jeux de rôle, Tiers Âge et Te Deum pour un Massacre ; ce dernier va prochainement faire l’objet d’une troisième réédition, qui a fait l’objet d’un financement participatif qui a dépassé les 1000% de son objectif initial. Est-ce que le jeu de rôle est toujours important pour vous ? Est-ce que vous continuez à y jouer ? Quelle place occupe-t-il dans vos œuvres respectives ? Je vous pose cette question parce qu’Alexandre Astier, le papa de Kaamelott, considère que son univers de fantasy comme une Bible de jeu de rôle. Est-ce que c’est également votre méthode ?
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je n’irais pas jusque-là, mais le jeu de rôle continue d’occuper une place très paradoxale dans mon vécu, et par conséquent dans ma façon d’écrire. Une place très paradoxale parce que le jeu de rôle a vraiment été pour moi une école, principalement au niveau de la narration – je ne parle pas en tant qu’auteur de scénarios, mais en tant que maître du jeu, puisque l’on est directement confronté au public et que l’on pratique une narration partagée. Je n’ai plus l’occasion de jouer : je n’ai plus le temps, mes joueurs sont dispersés… C’est une immense frustration – la plus forte des frustrations, d’ailleurs, c’est le fait de ne plus parvenir à créer du jeu de rôle. C’est une plus forte frustration que de ne pas jouer, parce que je me retrouve à jouer en écrivant. Je me retrouve dans les propos de Stefan tout à l’heure, et j’ai le sentiment que Les Sentiers des Astres est une partie de jeu de rôle où Stefan fait parler ses différents démons intérieurs (rires). Des démons au sens platonicien du terme, pas au sens judéo-chrétien. C’est un peu comme ça que je le vis aussi.
Ce que dit Alexandre Astier, je m’y retrouve pleinement quand j’écris par exemple Le Chevalier aux Épines ; à côté du roman, il y a vraiment un projet romanesque et littéraire dans Le Chevalier aux Épines, mais aussi le déroulé d’une géographie de campagne qui est fournie aux joueurs. Il y a chez moi une circulation constante entre la mentalité du joueur et les objectifs du romancier. J’ai pris un immense plaisir à concevoir la géographie du Duché de Bromael – il y a une part de voyage qui est déjà lisible dans le premier tome, il y en aura davantage dans le deuxième, avec certaines contrées évoquées dans Le Tournoi des preux et d’autres que l’on va découvrir dans Le Conte de l’assassin – ; c’est vraiment le plaisir du concepteur de campagne de jeu qui va fournir un cadre, une géographie, un paysage à ses parties.
Il y a d’autres éléments qui proviennent du jeu de rôle, de cette école de la narration qu’il a été pour moi, c’est justement le choix des points de vue, en particulier pour les scènes d’action ; un point de vue qui colle à l’épaule des personnages, avec tous ses angles morts ; c’est une technique que j’ai eue en maîtrisant des parties de jeux de rôle, où il fallait livrer aux joueurs uniquement ce que leurs personnages étaient capables de percevoir, ce qui est un formidable facteur de suspense et de tension, parce que le joueur est paranoïaque par essence et soupçonne sans arrêt quelque chose que son personnage ne voit pas, n’entend pas, il imagine, il brode. C’est ce que Pasolini appelle le subjectivisme indirect libre, c’est-à-dire placer la caméra juste à côté, ou juste derrière, un personnage en jouant autant sur le hors champs que sur ce qui est visible. C’est une pratique de la narration ludique que j’ai transposée ensuite dans la narration romanesque. Et il y a le plaisir qui est constant chez moi de la composition romanesque ; le plaisir du jeu intérieur. Pour reprendre une vieille expression de White Wolf, je vis vraiment le « théâtre de l’esprit », en particulier quand je me heurte à des difficultés d’articulation narrative du récit, je vais jouer et rejouer la scène à la manière d’un cinéaste faisant rejouer ses acteurs en y ajoutant des variations, jusqu’au moment où je vais tomber sur la scène qui va me plaire ou coller au projet romanesque. C’est vraiment une pratique ludique mise au service de la composition romanesque. Je le répète, mais j’ai vraiment cette frustration de ne pas pouvoir y travailler davantage. Vous avez évoqué la troisième édition de Te Deum pour un Massacre qui est en cours ; je la suis bien sûr, suis en contact avec l’équipe d’OpenSesame Game mais je ne peux pas pleinement m’y investir, et c’est une vraie frustration.
STEFAN PLATTEAU : Personnellement, je continue à pratiquer. Ce n’est pas toujours facile, vu qu’on joue le vendredi soir, et du coup quand on se retrouve, on commence par discuter de l’état du monde et de nos patrons, pour ceux qui en ont ; du coup on commence à jouer à 22h30 et on termine à 00h30. En revanche, je ne maîtrise plus ; c’est dommage, parce que quand j’ai construit l’univers celto-védique des Sentiers des Astres, j’ai vraiment eu pour dessein de construire un univers à la fois pour écrire et pour jouer. J’ai eu ce plaisir du démiurge – on se sent très puissant quand on construit un monde. J’ai vraiment construit cet univers aussi pour le faire jouer, mais malheureusement j’ai très peu masterisé dans cet univers-là, parce que je pensais que je m’en sortirais avec cet artifice, mais je n’ai pas le temps.
Je souscris à tout ce que dit Jean-Philippe à propos du jeu de rôle en tant qu’école de la narration. C’est fabuleux pour créer des personnages, leur donner une voix, les distinguer les uns des autres ; c’est fabuleux pour amener une scène. Je souscris aussi à la méthode de la caméra à l’épaule ; j’essaie d’adopter le point de vue le plus subjectif possible, qui permet une très forte immersion du lecteur, en particulier pour les scènes d’action. Je rajouterais un point : une des choses que m’a apprises le jeu de rôle et que je veux exploiter le plus possible dans mes romans, c’est l’accident. Le fait que quand vous êtes maître de jeu, vous ne contrôlez pas ce qui va se passer parce que c’est de la co-construction et vous ne contrôlez pas vos joueurs ; un joueur peut faire quelque chose de totalement inattendu, et il vaut mieux ne pas être trop dirigiste et retomber sur ses pattes ; l’histoire diverge de ce qui était prévu.
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je suis totalement d’accord. Je rebondirai là-dessus.
STEFAN PLATTEAU : Je ne peux pas laisser diverger trop le roman, mais il arrive, dans l’écriture de certaines scènes, que des personnages m’échappent et produisent des actes inattendus, parce qu’ils ont commencé à avoir leur vie propre. Quand je ne les connaissais pas encore assez intimement, je n’avais pas imaginé de telles actions, mais comme elles m’ont paru justes, je les ai laissées changer le cours du récit. Ce sont des réactions, comme celui du batelier à la fin de Manesh, qui jaillissent et bouleversent les lignes narratives du roman. Dans les scènes de combat, j’aime bien en écrire plusieurs versions : comme si sur une version, mon personnage réussissait son jet de dés, tandis que sur la seconde il le rate, et je vois ce que ça donne. On voit les différents fils comme un rôliste. Qu’est-ce qui se passe s’il le rate ou s’il le réussit ? C’est hyper intéressant.
Par exemple, il y a une scène de combat dans le deuxième tome des Sentiers des Astres où un personnage prend un gros coup de masse sur le casque. Il tombe, abasourdi, sonné ; il va avoir une belle commotion. Le combat se poursuit, mais après avoir écrit cette scène, je me suis dit que le fait que le personnage ne trépasse pas malgré le coup qu’il a reçu m’arrange, mais je me suis interrogé sur les conséquences qui pourrait résulter du fait de prendre autant de coups sur la tête. Ça m’a appris qu’à une époque où les armures complètes ne pouvaient être vaincues qu’en visant un nombre très réduit de défauts (sous l’aisselle, la gorge, sous la jupe de maille quand le combattant est à quatre pattes, ce qui implique que ces morts devaient être plus sordides que ce que l’on veut bien nous montrer au cinéma), la seule autre solution était frapper sur la tête du mec avec des armes très lourdes jusqu’à ce qu’il chancèle. Je me suis dit que beaucoup de ces gens devaient finir avec un esprit délabré au possible, des migraines incroyables, des problèmes de vue et d’ouïe. Je voulais donc vraiment exploiter la commotion ; j’en ai déduit que même si je ne pouvais pas lui mettre n’importe quelle conséquence, parce qu’il fallait qu’il reste valide, il avait quand même perdu certains sens. Et ça m’a ouvert diverses possibilités pour ce personnage, puisqu’il a perdu le goût et était plutôt dans les vapes. Ça a permis à d’autres personnages de se jouer de lui. Ça a rendu l’équilibre des rapports entre les membres du groupe encore plus intéressant. C’est vraiment l’exploitation d’un accident de jet de dés, quelque part. Je pense que je vais de plus en plus exploiter ça, y compris en lançant des dés dans certaines scènes pour mes personnages. Ça permet de sortir des ornières toutes faites dans lesquelles on risque de tomber quand on est auteurs. On a tendance à emprunter des chemins de facilité. L’avantage d’un jet de dés inattendu, c’est qu’il te sort de ton chemin de facilité, et qu’il te force à faire quelque chose que tu n’avais absolument pas prévu, et ça vaut la peine de creuser et s’y intéresser pour voir si ça ne permet pas d’enrichir le roman plutôt que le foutre par terre.
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je rejoins complètement ce que dit Stefan sur plusieurs points. D’ailleurs, en tant que rôliste, je reste attaché aux jeux de rôle avec dés, justement pour les raisons qu’évoque Stefan ; parce que ça nous sort des ornières de ce qui est convenu. Je suis tout à fait d’accord avec l’autonomie des personnages : il y a des personnages qui prennent leur autonomie ; un personnage, même esquissé, possède une forme de déterminisme intrinsèque qui peut entrer en conflit avec la dynamique du récit, qui peut l’enrichir ou la réorienter. Je ne vais pas jusqu’à tirer aux dés, mais je me ménage dans certaines étapes de la composition romanesque des plages d’incertitude, dans lesquelles je ne sais pas où vont aller certains personnages – même si je connais l’arc narratif du roman.
Dans Chasse Royale, qui est un roman furieux, j’ai abordé plusieurs combats dans cet état d’esprit des joueurs qui vont aborder un combat, sans vraiment savoir ni comment les personnages vont s’en sortir, ni qui va mourir ou survivre. Les combats du Gué d’Avara dans la rivière [dans Percer au Fort, le troisième tome de Chasse Royale et quatrième de Rois du Monde, NDLR], ce sont les personnages eux-mêmes qui ont décidé d’y retourner. J’étais effrayé devant l’état d’esprit des personnages qui y retournent ; je ne savais pas du tout ce qu’ils allaient faire, ni comment j’allais le traiter. Je les ai laissés prendre les commandes. Je ne le fais pas avec des jets de dés, mais comme je le disais tout à l’heure, je joue et je rejoue une scène, et là je te rejoins Stefan, parce que tu les réécris carrément. On est vraiment dans une optique de joueur en laissant une liberté d’action à nos personnages. C’est vraiment le hasard si tu vas jusqu’au jet de dés, Stefan ; moi je pense que c’est une liberté d’action qui repose en partie sur l’inconscient. En tout cas, tout le récit n’est pas déterminé ; il y a une part de jeu qui entre en compte dans la composition du récit.
C’est marrant que vous évoquiez la scène du Gué d’Avara, parce que sincèrement, en tant que lecteur, je trouvais que c’était la scène qui ressemblait le plus à une partie de jeu de rôle, avec des paramètres qui entrent en compte tels que la persuasion ou encore l’audition.
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Oui, j’y ai convoqué mes routines de joueur.
STEFAN PLATTEAU : Je précise que si je jette un dé pour un personnage, et que le résultat me paraît trop désastreux, je fais comme tout maître de jeu digne de ce nom : je corrige les dés pour que ça reste quand même jouable, et que le roman tienne sur les rails. (rires) L’avantage c’est que, que ce soit par routine inconsciente – ce qui est très souvent le cas –, ou que ce soit en utilisant un dé ou en mettant plusieurs possibilités sur papier pour voir comment chacune se développe, on peut surprendre le lecteur en se surprenant soi-même.
Stefan, j’ai été très frappé en ouvrant pour la première fois Manesh. Vous êtes allés à l’encontre de mes attentes de lecteur sur un point : depuis Tolkien, puis avec Lewis et Martin, il y a une propension à faire des cartes ; il y a un point commun entre Maneshet votre œuvre, Jean-Philippe, c’est qu’il n’y a pas de cartes. J’ai été d’autant plus frappé en ouvrant Manesh qu’en lieu et place d’une carte du monde de votre univers, j’ai eu devant les yeux le plan d’un bateau. Pourquoi ce choix de ne pas faire une carte du monde dès le début de votre œuvre ? Était-ce par volonté de ne pas donner des repères trop précis au lecteur dès le départ pour avoir une plus grande liberté ensuite ?
STEFAN PLATTEAU : Pour le coup, notre point commun, c’est peut-être notre éditeur, qui n’aime pas les cartes en fantasy. Ceci dit, elles existent néanmoins pour ma part, et sont publiées dans les tomes suivants, parce qu’elles sont vraiment nécessaires. Pour le premier tome, j’ai laissé tomber, dans la mesure où ce n’était pas très grave, puisque finalement c’est deux bateaux dans une forêt boréale. Ça pouvait marcher ; par contre, bien se représenter les bateaux et la configuration de cet espace où évoluent les personnages, c’était intéressant pour se rendre compte qu’ils n’ont presque pas d’intimité, qu’on peut surprendre des bouts de conversation à la volée qui éveillent la suspicion.
En revanche, j’ai des cartes très détaillées de mon univers, qui est très ample. J’ai bien la carte du maître de jeu complète. Les cartes que j’ai placées à partir du tome 2 ont été réalisées par un de mes amis et joueur. Quand on a discuté de ces cartes, on a convenu ensemble que ce que l’on allait montrer ce n’était pas la vraie carte du monde que je possède mais qu’on allait rester dans la subjectivité.
Crédits : Carte des Sentiers des Astres de Stefan Platteau, dessinée par @Fredk
Ces cartes sont construites comme des cartes du Moyen-Âge ; elles ne sont donc absolument pas justes d’un point de vue géographique ; c’est plutôt des fleuves et des routes avec des noms qui s’égrènent comme les perles d’un chapelet, parce que c’est ça que les marchands et les conquérants veulent savoir ; et ce sont aussi des outils de propagande, si bien que la fameuse carte des deux fleuves, qui est la plus grande carte que l’on trouve dans Les Sentiers des Astres, on y voit deux fleuves, l’Angmuir et le Framar, parallèles, tous les deux débouchant sur la mer et faisant à peu près la même longueur, prenant leurs sources dans les montagnes, avec sur l’un Narrakin, capitale des Luari, l’un des partis de la Guerre Civile, sur l’autre Hesalreng, la capitale des Souranès, celle du Haut-Roi, l’autre parti de la Guerre Civile ; dans la réalité, sur la carte que moi je possède, ces fleuves ne sont absolument pas parallèles, et ne sont absolument pas de la même longueur ; mais il se fait que la famille des Luari de Narrakin est profondément liée au fleuve Angmuir, avec une association à la Lune, l’astre tutélaire des Luari, et que le fleuve Framar est le fleuve du Haut-Roi, qui est beaucoup plus long ; mais pour la propagande, les Luari avaient besoin de faire croire que ces deux lignages sont d’égale valeur, et que le Haut-Roi n’avait donc pas à chercher à en imposer aux Luari, qui règnent sur une bonne partie du fleuve. Ces cartes sont donc fausses, biaisées, politiquement teintées.
Pour le coup, il y a un côté très tolkienien dans la conception de vos cartes, dans le sens où ce sont des cartes qui appartiennent à la diégèse du roman. On se souvient de la carte du Hobbit, conçue par Bilbo. Quant à vous, Jean-Philippe, c’est vraiment parce que votre éditeur n’aime pas les cartes que votre œuvre en est dépourvue ?
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Pas nécessairement. D’ailleurs, dans une des rééditions de Gagner la Guerre, il y a une carte de Ciudalia. J’en ai encore discuté avec lui à propos de la parution du Chevalier aux Épines ; compte tenu qu’il y a la découverte du Duché de Bromael qui est assez importante, avec une féodalité qui implique de nombreux fiefs, je lui ai demandé si une carte ne serait pas intéressante pour le lecteur ; il m’a répondu que ce n’était pas la peine, son argument étant : on publie de la littérature, donc on n’a pas besoin de carte. Mais ça allait dans le sens de ce que je pensais ; toujours dans un souci d’immersion, même si je trouve que l’argument de Stefan sur la carte biaisée est très pertinent et très intéressant, pour moi, les hommes des sociétés anciennes, qu’elles soient antiques (où les cartes étaient connues) ou médiévales (où les cartes étaient connues par une petite minorité de personnes), l’immense majorité des populations voyageaient beaucoup sans cartes, sans représentation graphique du territoire ; la connaissance qu’on avait du territoire était une connaissance empirique, c’est-à-dire la connaissance du voyageur basée sur son expérience, et une expérience orale, ou éventuellement écrite d’ailleurs, puisqu’à la Renaissance, il y avait des guides sans cartes, qui nous disaient qu’il fallait aller de tel à endroit à tel endroit, qu’il fallait faire attention à tel autre parce que s’y trouvait des brigands, etc.
Cette connaissance, soit empirique, soit descriptive, mais pas cartographiée de l’univers, c’est ce que je voulais pour le lecteur du roman. Sachant que j’ai en tête la possibilité d’une adaptation en jeu de rôle, je fournirai des cartes que j’ai, parce qu’au minimum les maîtres du jeu en auront besoin, mais en ce qui concerne le roman, je préfère que le lecteur soit confronté au texte et se fasse sa propre représentation des territoires traversés. Je rajouterai une petite nuance en ce qui concerne Rois du Monde : je craignais aussi qu’en mettant une carte dans le cycle, les lecteurs ne voient plus que la France, et ne voient plus les territoires épiques et grandioses traversés par les Celtes du Premier Âge du Fer ; il y avait donc un risque de démystification du roman qui faisait que je ne voulais vraiment pas mettre de cartes dans Rois du Monde. Maintenant, si je trouvais le moyen de transposer en jeu de rôle mes cycles, mes cartes figureraient dans le matériel du jeu.
Je trouve ça très intéressant, parce que notamment dans Rois du Monde, une carte aurait pour conséquence que l’on réduise l’Île des Vieilles, qui a une grande importance mystique dans le cycle, à l’Île de Sein [île au large de la Bretagne, NDLR].
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Tout à fait ! J’ai quand même des lecteurs qui sont allés explorer. J’ai une lectrice absolument charmante qui m’a envoyé des photos de ses vacances : elle a visité les différents lieux en France qu’a traversés Bellovèse. Un tour de la Celtique Bellovésienne en 2021 ou 2022. (rires) Mais je préfère que pour l’essentiel mes lecteurs se représentent une contrée radicalement différente de celle qu’on peut traverser de nos jours.
STEFAN PLATTEAU : Est-ce que ta lectrice avait devant elle un cheval lors de son tour de France ou de la Celtique ?
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je n’en ai pas l’impression, ou alors c’était un cheval mécanique. (rires)
Au cours de notre conversation, j’ai cru comprendre que vous lisez de la fantasy, puisque chacun de vous a lu les livres de l’autre ; vous avez aussi évoqué les romans de Justine Niogret. J’ai écouté il y a quelques semaines une interview de Pierre Pevel [auteur français de romans de fantasy historique renommés, comme le cycle des Lames du Cardinal, NDLR], qui expliquait qu’il ne pouvait pas lire de fantasy, parce qu’il craignait de se laisser influencer dans l’écriture de ses livres. Partagez-vous ses craintes ?
STEFAN PLATTEAU : Personnellement, ça ne me pose pas de problème de lire d’autres bouquins ; pour arriver à écrire nos romans, on a digéré des œuvres, en profondeur, et il y en a certaines que l’on a lues et relues, et ce sont très certainement celles-là, que l’on a disséquées et qui nous sont le plus familières, qui nous ont le plus influencés ; et pourtant, on a fait quelque chose de très différent. Donc lire d’autres livres, on le fait couramment, nous les auteurs de fantasy, parce que notre courant est un mouvement littéraire vivant, où on se lit les uns les autres, on apprécie ce que qu’on lit, on se dit « Ah mais c’est chouette la voie que tu as ouverte, ton personnage qui tord bien le cou à un cliché, c’était vraiment intéressant ! » On est des lecteurs, des fans de fantasy, des geeks, des rôlistes, on a toujours envie d’être surpris par les autres auteurs, par ceux de notre génération, mais également par ce qui se fait à l’étranger.
En ce moment, je suis passionné par la fantasy d’origine afro-américaine, c’est un courant fabuleux. Nnedi Okorafor, qui parle de l’Afrique sous couvert post-apocalyptique et qui vient traiter de l’excision et du viol comme armes de guerre, est une écrivaine fabuleuse. C’est un courant hyper-vivant, dans lequel les afro-américains revisitent leur Histoire avec le fantastique. Par exemple, Ring Shout de Djèlí Clark, c’est l’histoire de trois nanas noires qui se battent contre les Sorciers du Ku Klux Klan, qui sont des semeurs de haine, avec Naissance d’une nation de D.W. Griffith, film-hommage au KKK et premier film de l’Histoire du cinéma, qui est ici un sortilège de haine. C’est vraiment hyper intéressant.
Mais je ne vais pas faire de la fantasy afro-américaine ; je ne serais ni pertinent ni légitime. Ça va plutôt me titiller et me pousser à écrire différemment, me questionner sur ce qu’est ma voix à moi. Parfois, ça te rappelle quel est ton sillon, ça te pousse à le creuser d’autant plus. Personnellement, ça ne me fait absolument pas peur de lire d’autres œuvres de fantasy. Même si je confesse que pour l’instant je suis plus attiré par la SF, il y a des auteurs qui m’ont profondément marqué, comme Tolkien, qui reste à mon sens celui qui avait les thématiques les plus fortes d’un point de vue littéraire, mais aussi George R.R. Martin, H.P. Lovecraft, Frank Herbert, même si on est à la limite du genre avec Dune, ou Kra de John Crowley, un super bouquin qui parle de la mort du point d’une corneille immortelle. Après, il y a des œuvres extérieures à la fantasy qui m’influencent encore plus comme La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt, un bouquin avec une histoire sans héros, où l’héroïsme passe d’une main à l’autre, où les personnages se perdent en restant fidèles à eux-mêmes.
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Je rejoins Stefan sur pas mal de choses qu’il a dites. Moi non plus, ce n’est absolument pas le fait d’être influencé par d’autres œuvres qui serait un obstacle pour moi à lire de la fantasy, tout simplement parce que la littérature, c’est une multiplicité de variations et de réécritures. De toute manière, ce qui fait la richesse de la littérature, c’est bel et bien l’intertextualité, c’est-à-dire la façon dont une œuvre se nourrit d’autres œuvres, participe à une dynamique, à un courant, le renouvelle. Ce n’est pas ça qui m’effraie.
Dans ma façon d’aborder la lecture de la fantasy, je suis à la fois un lecteur très naïf et malheureusement un lecteur professionnel ; je dis très naïf en ce sens où quand je vais lire de la fantasy, c’est vraiment pour me divertir, c’est vraiment mon objectif – me divertir de lectures qui sont un petit peu plus arides : je lis énormément d’Histoire, je lis de nombreux essais, toujours à des fins de documentation, et la fantasy ou la SF, c’est davantage pour m’aérer avec de grands espaces ; malheureusement, je reste un lecteur professionnel dans le sens où, par déformation professionnelle, plus celle du sale prof que de l’écrivain, quand je vois une ficelle un peu grosse d’un point de vue narratif ou une faiblesse quelque part, ça me sort du bouquin. C’est quelque chose de terrible, ce qui fait que je suis un lecteur très inconstant ; je suis un très mauvais lecteur en fait. (rires) En revanche, dès qu’un bouquin de fantasy m’accroche, je suis un très bon client.
Je rejoins Stefan sur un certain nombre de titres et de références qu’il a cités. Pour moi aussi, Kra de John Crowley, ça a été un bouquin extraordinaire, avec un point de vue vraiment très particulier. La pensée magique est vraiment restituée chez Crowley de façon extraordinaire, avec beaucoup de subtilité, beaucoup de finesse. Et puis le choix du point de vue de l’oiseau sur la société humaine est un choix absolument moderne ; Crowley s’empare d’un thème très ancien et le renouvelle complètement. On est vraiment dans un chef d’œuvre de littérature – c’est de la littérature de genre, oui, mais c’est de la littérature avant tout. C’est toujours un plaisir de découvrir des œuvres comme ça, dans la littérature dite des mauvais genres.
Krâ, et son point de vue animalier, me fait d’ailleurs penser à deux autres chefs d’œuvre, un de la littérature de genre, l’autre de littérature blanche : le premier s’appelle Demain de Damian Dibben, qui nous raconte l’histoire du point de vue d’un chien immortel ; l’autre s’intitule Anima, de Wajdi Mouawad, qui raconte l’épopée violente d’un homme détruit en quête de vengeance, racontée du point de vue des animaux qu’il croise sur sa route.
STEFAN PLATTEAU : Très intéressant, effectivement. Ce qui est fascinant avec Krâ, c’est que c’est un roman qui va te faire réfléchir sur l’Humanité, sur notre rapport à la mort, la perte de l’Autre Monde, ce rêve ou ce mythe qui adoucissait notre trépas. Il y a cette scène inouïe avec les sternes arctiques qui te fait comprendre qu’à l’époque celtique ces oiseaux qui pouvaient aller d’un pôle à l’autre avaient une infinie meilleure compréhension du monde et de sa nature que l’Humanité pendant très longtemps, avec une bien meilleure appréciation de l’espace que nous. Notre ego en prend un coup, et ça nous force à la modestie.
Dans le Dictionnaire de la fantasy dirigé par Anne Besson et publié aux éditions Vendémiaire, il y a un article passionnant sur la musique, qui revient notamment sur les liens entre la fantasy et la musique metal ; j’ai cru comprendre que vous êtes musicien Stefan, tandis que Jean-Philippe, vous évoquiez tout à l’heure que vous n’étiez plus en mesure d’écouter de la musique en écrivant. Quels sont vos rapports avec la musique ? Et quels types de musiques écoutez-vous ?
STEFAN PLATTEAU : De mon côté, j’écoute beaucoup de sortes de musiques différentes, et je joue plutôt du rock alternatif, du folk et du metal ; pour l’instant, je suis très metal, parce que ça me fait progresser sur le plan technique. Pour écrire ou pour jouer aux jeux de rôle, je vais écouter des musiques d’ambiance les plus dépouillées possibles, c’est-à-dire que je vais éviter les voix intrusives, les grands à-coups violents, par exemple des musiques de jeux avec des grands à-coups de cuivre ou de violon vont me gêner pour écrire ; j’écoute plus des morceaux du style de la dark ambiant, des groupes comme Dead Can Dance [groupe australien formé par Brendan Perry et Lisa Gerrard, la chanteuse de Now We Are Free dans Gladiator, qui mélange notamment sonorités médiévales, indiennes, africaines, NDLR], que j’écoute depuis l’adolescence, ou des groupes comme Wardruna [groupe norvégien nous plongeant dans les sonorités que pouvaient créer les scandinaves il y a 900 ans, dont plusieurs morceaux ont été utilisés dans la première saison de la série Vikings, NDLR]. Cependant, comme j’ai toujours un emploi à côté, j’écris dans le train, sur des périodes très brèves ; quand j’écris une scène, je vais choisir une musique, un album de dark ambiant par exemple, ou des passages plus atmosphériques de musique de jeux, en sélectionnant les ambiances en fonction de ce que j’écris. Avec parfois des choses très torturées issues de la musique contemporaine, que j’utilise pour écrire les choses les plus effrayantes de mon œuvre, comme l’Ogre de Dévoreur. Je ne fais pas l’impasse sur la musique, mais pour éviter qu’elle soit trop invasive, trop intrusive, je vais choisir l’ambiance qui correspond. Cette musique me permet de me replonger très rapidement, presque instantanément, dans une scène que je n’ai peut-être plus travaillée depuis deux jours.
JEAN-PHILIPE JAWORSKI : Je n’écoute plus de musique en écrivant, effectivement. Ça m’arrivait, mais je me rendais bien compte que le fil de ce que je composais était orienté par la musique, très certainement parce que la musique va générer un état émotionnel particulier, et pour peu qu’il diverge un petit peu de ce qu’on est en train d’écrire, il y a une difficulté qui apparaît. Après, je vais écouter de l’electro, des musiques anciennes, des musiques de la Renaissance, des chants Grégoriens, par exemple les chants d’Hildegard von Bingen [moniale bénédictine allemande née en 1098 et morte en 1179, NDLR]. Je n’écoute pas de musique quand j’écris, mais ça ne signifie pas que je n’en écoute pas quand je compose. La page d’écriture est loin d’être la seule période de composition du roman. Je vais écouter de la musique quand je circule, quand je suis en voiture, quand je vais faire du sport ; sachant qu’une de mes salles de travail extrêmement importantes, c’est la forêt au-dessus de chez moi où je vais marcher ou courir : c’est là où je vais résoudre pas mal de difficultés, alors qu’en ayant le nez collé à l’écran ou la feuille, quand il y a une difficulté qui se pose, je peux complètement sécher. De la même façon que Stefan va utiliser de la musique pour se mettre en condition, je vais écouter une musique en relation avec la tonalité de la scène que je suis en train d’écrire ; mais pas quand j’écris, parce qu’il y a une musicalité spécifique à la prosodie de la phrase qui risque de rentrer en conflit, en particulier quand j’écris du dialogue, où il peut y avoir des ruptures de ton qui traduisent une évolution dans les rapports entre les personnages, et là il peut y avoir un conflit entre la tonalité de la musique qu’on écoute et l’évolution du dialogue. La musique n’est donc pas absente du travail de composition, mais je la mets en dehors du travail d’écriture.
À la télévision, nous avons récemment eu droit à deux séries de fantasy très attendues, Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir et House of the Dragon. Comment avez-vous trouvé ces deux séries ?
STEFAN PLATTEAU : J’ai refusé de regarder Les Anneaux de Pouvoir, parce que la bande-annonce me faisait un petit peu peur. En revanche, House of the Dragon m’a bluffé à certains égards, notamment le personnage de Viserys Targaryen, le Roi lépreux. Là aussi, il y a une forme d’héroïsme qui me touche, notamment dans ses dernières scènes. Ce personnage est vraiment rayonnant. Il a beaucoup de présence.
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : J’ai regardé les deux séries, même si j’avais pas mal de craintes en partie justifiées vis-à-vis des Anneaux de Pouvoir. J’ai regardé Les Anneaux de Pouvoir comme une série de divertissement ; je ne l’ai absolument pas regardée comme une série appartenant au canon tolkienien, et heureusement d’ailleurs. Ce qui ne m’a pas empêché parfois d’être très gêné aux entournures. Visuellement, c’était magnifique, la direction artistique de John Howe est splendide. Númenor, par exemple, est merveilleuse. Mais le scénario est le scénario, quoi…
J’ai été aussi beaucoup plus accroché par House of the Dragon. Je l’ai trouvée très shakespearienne. À la différence de Game of Thrones, la violence y est beaucoup plus intériorisée, c’est beaucoup plus psychologique, et par conséquent, elle m’a beaucoup plus marqué. C’est vraiment une violence dans les rapports au sein de la famille, souvent très contenue ; il y a la question de la succession aussi, qui est une question quasiment historique, et qui fait écho à des tas de crises de successions qu’on a pu connaître dans l’Histoire. Même si on est dans un monde complètement fictif, j’y ai trouvé cette profondeur réaliste du petit fait dynastique vrai, qui m’a vraiment enchanté, bien que la série soit sombre.
Quels seront vos prochains projets d’écriture ?
STEFAN PLATTEAU : Je viens de finir un roman, sorti directement en recueil, ce qui est très particulier, parce qu’on parlerait plus de ce roman s’il ne sortait pas dans un recueil ; c’est un texte où j’ai mis beaucoup et qui m’a pas mal ému à l’écriture, sur plusieurs aspects. Maintenant, je vais revenir à l’écriture du cinquième et dernier tome des Sentiers des Astres. Mon avenir à moi est donc tout tracé. Je ne peux pas en diverger en ce moment. Quant à ce qui viendra après, j’ai plusieurs pistes, mais il est encore trop tôt pour en parler. (rires)
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : En ce qui me concerne, je suis en train de travailler sur Le Débat des Dames, le troisième et dernier tome du Chevalier aux Épines. Le deuxième tome, Le Conte de l’assassin, partira jeudi 20 avril chez l’imprimeur. Une fois que j’aurai fini Le Chevalier aux Épines, je reviendrai au cycle des Rois du Monde, et j’attaquerai la Troisième Branche, La Grande Jument. J’ai aussi un arc narratif du Chevalier aux Épines avec certains aspects du récit qui resteront un petit peu mystérieux, parce qu’ils appartiennent à un arc narratif beaucoup plus large que ce simple roman. Il y a donc plusieurs sujets potentiels pour le Cycle du Vieux Royaume.
Auriez-vous un conseil à donner à nos lecteurs qui souhaitent se lancer dans l’écriture d’un roman ou d’une nouvelle de fantasy ?
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : L’essentiel, c’est d’écrire. Et de terminer. De s’imposer une discipline réaliste. Il y a des traits de caractère à travailler. Je laisse de côté tout ce qui est évident (la lecture, la culture, etc). Il faut travailler son ego, il faut croire en soi, développer sa ténacité, parce qu’on ne rencontre presque jamais tout de suite l’éditeur ou le public. Et puis, c’est super qu’on ait tellement parlé de jeu ensemble, parce que ça me semble être un aspect essentiel : il faut cultiver son immaturité. Il y a quelque chose de profondément immature dans la création, qui à mon sens vient de l’enfance, et il faut le conserver.
STEFAN PLATTEAU : Il faut construire un univers qui vous ressemble, qui est dérivé de votre parcours, dans ce qu’il a de particulier, de choses que vous avez aimées. Il faut aller chercher ce qui dans votre parcours est moins habituel pour construire un univers. Même chose pour les thématiques : il faut parler de choses qui vous touchent.
Merci à tous les deux d’avoir répondu à toutes nos questions.
STEFAN PLATTEAU : Merci à toi aussi.
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Merci Gaëtan.
STEFAN PLATTEAU : On se voit aux Imaginales, je pense, Jean-Philippe ?
JEAN-PHILIPPE JAWORSKI : Oui, bien sûr. On se verra aux Imaginales Stefan !
Cet article vous a plu ? N'hésitez pas à découvrir la critique du Chevalier aux Épines tome 2, qui signe le grand retour de Don Benvenuto, le truculent assassin de Gagner la Guerre.
Bon j'avoue que j'ai pas encore lu.
1) parce que c'est long et là je passe en coup de vent (Séance de D'n'D dans 10min)
2) Parce que j'ai pas lu les parties 1 & 2 qui sont passées totalement incognitos dans le fil des derniers articles d'Hitek
Il y a peut-être quelque chose à travailler là dessus car je check les 2-3 premières pages presque tous les jours
Bref, je le disais en 1ere ligne, ça c'est du contenu, et ça fait un long moment qu'on avait plus vraiment vu ça sur le site.
Bravo au rédacteur et aussi à l'équipe derrière ?