Tom Strong d’Alan Moore débarque chez Urban Comics

C’est peut-être l’une des sorties les plus marquantes de cette fin d’année 2018. Alors qu’Alan Moore, reconnu comme étant le plus grand scénariste de comics de l’Histoire, est en train de terminer son ultime bande-dessinée (le quatrième volume de La Ligue des Gentlemen extraordinaires), Urban Comics publie cette semaine le premier volume de l’intégrale de Tom Strong, une série majeure de l’auteur de Watchmen et V pour Vendetta, et indisponible en France depuis bien trop longtemps, pour 35 euros.

Un hommage aux pulps des années 30

Tom Strong a cent ans, mais il semble en avoir trente. Né en 1900 sur l’île Attabar Teru, ce « héros de la science », doué d’une longévité, d’une intelligence et d’une force physique extraordinaires, protège sans jamais se lasser la ville de Millenium City. Accompagné par sa femme Dhalua, sa fille Tesla, de leur robot Pneuman et de Solomon, un singe parlant, Tom Strong affronte des super-méchants extravagants, dont son plus grand ennemi, le Dr Saveen, plus connu sous le nom de « Méchant de la Science ».

Si en ouvrant les pages de Tom Strong, vous espérer y retrouver la noirceur des comics les plus connus d’Alan Moore (Watchmen, Batman : The Killing Joke, V pour Vendetta, From Hell, Neonomicon ou Providence), vous faites fausse route. Tom Strong est très certainement le comics le plus lumineux d’Alan Moore. Tom est l’anti-Rorschach par excellence. Il s’agit d’un héros typique des pulps des années 30 : jovial, moral, sans enjeu psychologique véritable. Pourtant, détrompez-vous : malgré l’apparente simplicité de son personnage principal, Tom Strong est une œuvre bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Alan Moore est un habitué des paris osés. On se souvient de certains partis pris artistiques qui ont participé à le propulser au firmament des scénaristes de comics : le chapitre 5 de Watchmen, construit comme un palindrome ; le chapitre musical de V pour Vendetta (accompagné de sa partition pour piano) ; le chapitre 4 de From Hell, gigantesque ballade dans le Londres victorien, avec un commentaire sur la psychogéographie ; les cours de magie de Promethea. Dans Tom Strong, Alan Moore utilise régulièrement les procédés de mise en abîme. Plusieurs chapitres laissent percevoir un comics dans le comics. En effet, Tom Strong est un héros très populaire à Millenium City, et possède son propre comics, lu par tous les enfants.

Malgré ses méchants presque ridicules, son héros peu complexe et son univers très manichéen, Tom Strong illustre bien le génie de son auteur. Lorsqu’il était enfant, Alan Moore adorait ces pulps, qui ont participé à façonner son imaginaire extraordinaire. C’est donc tout naturellement qu’il leur rend hommage avec cette bande-dessinée. Cependant, il en retourne les codes avec humour et tendresse. Certains méchants, comme l’Homme Modulaire ou encore Ingrid Weiss, guerrière nazie optimisée, sont à la fois hilarants car à la limite du caricatural, tout en intégrant une histoire menée tambour battant, dans laquelle on ne s’ennuie jamais. Et c’est ça que veut démontrer Moore : combien même les histoires qu’il lisait enfant étaient peuplées de personnages à la limite du ridicule, leurs aventures étaient écrites avec tellement de maîtrise que l’ennui est impossible. L’exemple de l’arc narratif sur la confrontation entre Tom et Ingrid Weiss est le symbole de ce paradoxe : Weiss est la caricature absolue du nazi. Coupe de cheveux en brosse, blonde aux yeux bleus, elle hait les juifs et prône les bienfaits du IIIème Reich, et mélange anglais (français dans la traduction) et allemand. Ce personnage somme toute hilarant n’empêche pas le lecteur de rentrer dans l’histoire, car celle-ci est menée tambour battant. Alan Moore mêle avec brio hommage d’un genre et critique métadiégétique du genre.

Un titre phare du label ABC

A la fin des années 90, Alan Moore est l’auteur de BD le plus respecté de la profession depuis un peu plus de dix ans. Ses travaux pour DC (Swamp Thing, V pour Vendetta, Watchmen, Batman : The Killing Joke) l’ont inscrit dans la légende. Malgré son succès, Alan Moore est dégoûté par les deux géants du comics. Ses œuvres ne lui appartiennent pas, et il estime (à raison) s’être fait flouer sur ses royalties. Dans les années 90, après avoir claqué la porte de DC Comics, Alan Moore tente une approche plus expérimentale. Il écrira durant cette période trois de ses plus grands chefs d’oeuvre : From Hell, une œuvre infiniment complexe où se mêle théories sur Jack L’Eventreur, traité psychogéographique sur le Londres victorien, pamphlet politique sur la pauvreté des classes sociales, réflexion sur le rapport entre les hommes et les femmes de l’Antiquité à nos jours, et thèse sur la magie ; Lost Girls, bande-dessinée pornographique écrite en collaboration avec son épouse, dans laquelle Alan Moore rend hommage aux fantasmes, masculins et féminins, sous fond de littérature victorienne ; et La Voix du feu, son premier roman, dans lequel Alan Moore raconte, sur différentes timeline, l’Histoire de sa ville natale, Northampton.

Quand, en 1999, Alan Moore crée le label America’s Best Comics (plus communément appelé ABC) pour WildStorm / Image Comics, la firme du dessinateur Jim Lee, les yeux de la profession sont rivés sur lui. Alan Moore crée en effet plusieurs séries, dont La Ligue des Gentlemen extraordinaires, Tom Strong, Top 10 et Promethea. Quatre chefs d’oeuvre, pour lesquels Alan Moore semble s’être débarrassé de la noirceur des années 90 qui lui a permis d’accoucher d’oeuvres terriblement sombres et violentes (From Hell et La Voix du feu). Moore mène à son paroxysme sa réflexion sur les super-héros, continue d’en tordre les codes, avec tout l’humour qu’on lui connaît. Aidé par des dessinateurs terriblement talentueux, dont Gene Ha (pour Top 10), Kevin O’Neill (pour La Ligue des Gentlemen extraordinaires), Chris Sprouse (pour Tom Strong) et J.H. Williams III (pour Promethea). Débarrassé des canons de DC et Marvel, Alan Moore a acquis avec ABC la liberté artistique qu’il a tant cherchée. Et cette liberté artistique se ressent profondément dans œuvres comme Tom Strong. Tom Strong n’a rien à envier aux autres titres du label ABC. Chacune de ces œuvres sont complémentaires, et apportent une facette nouvelle à la réflexion de Moore sur les super-héros et les comics.

L’avenir du label ABC en France

Le label ABC a donc donné naissance à quatre des plus grandes séries d’Alan Moore : Promethea, Top 10, Tom Strong et La Ligue des Gentlemen extraordinaires.

Top 10 a été publié en un intégrale par Urban Comics en décembre 2015 . Cet intégrale comporte les douze chapitre de From Hell, ainsi que les deux spin-off Smax et The Forty-Niners. Tom Strong sera publié en deux intégrales chez Urban Comics. La première intégrale sort donc ce vendredi 7 décembre 2018 et comportera les chapitres 1 à 19. La seconde intégrale sortira à l’été 2019, d’après les informations que nous ont donné les éditions Urban Comics. Elle devrait comporter les chapitres 20 à 36. On suppose que cette deuxième intégrale devrait également nous permettre de lire les deux spin-off, The Many Worlds of Tesla Strong et Tom Strong’s Terrific Tales.

Du fait que ABC ait été vendu par Jim Lee contre l’avis de Moore à DC Comics, et que les droits de publications de DC ont été vendus en France à Urban Comics / Dargaud, on suppose que Promethea sera publié par Urban Comics également. Étant donné que la série est longue de 32 chapitres, on suppose que si Urban la publie un jour (il y a peu de raisons que cela n’arrive pas, étant donné que Moore est un de leurs auteurs-phare), elle soit publiée en deux intégrales. Cette série n’a pas eu de spin-off, mais met fin à tout l’univers ABC dans un gigantesque cross-over. L’occasion pour nous de retrouver dans le chapitre 32 de Promethea le personnage de Tom Strong.

Enfin, La Ligue des Gentlemen extraordinaires est publiée en France par Panini Comics. Cela s’explique par le fait que Moore ait quitté Image Comics suite au rachat par DC d’ABC et des propos mensongers de son président concernant l’adaptation de V pour Vendetta. Depuis, les aventures de la Ligue sont publiées chez Top Shelf aux Etats-Unis et chez Knockabout en Angleterre. On espère que Panini Comics ne tardera pas trop à publier le quatrième et dernier volume de La Ligue des Gentlemen extraordinaires, intitulé The Tempest, encore en cours de publication.

Si Alan Moore a en effet mis fin à sa carrière, que ses fans se rassurent : Urban Comics a encore quelques cordes à son arc, dont une publication en deux volumes de The Saga of Swamp Thing. Panini Comics devrait également publier la suite de Cinema Purgatorio, l’anthologie horrifique de Moore. Et, après discussion avec les éditions Delirium, il semble possible que cette maison d’édition publie, après le chef d’oeuvre La Ballade de Halo Jones, sorti en octobre dernier, d’autres séries publiées par Moore chez 2000AD, dont DR & Quinch.