Enquête : les dessous du deal entre Ghibli et Netflix
En janvier dernier, Netflix a réussi un superbe coup, en annonçant la diffusion sur le célèbre SVOD de l'intégralité des films du studio Ghibli, diffusés par tranche de sept films entre le 1er février et le 1er avril. Derrière cette opération financière, se cachent en vérité de gros intérêts pour Netflix et Ghibli. L'occasion pour nous de revenir sur la stratégie de Netflix, l'avenir du studio Ghibli et ce que l'on sait du dernier film de Hayao Miyazaki.
Sauvez Ghibli !
En 2016, le légendaire Hayao Miyazaki est sorti de sa fausse retraite, pourtant annoncée en grande pompe en amont de la sortie de son dernier chef d'oeuvre en date, le sublime Le Vent se lève, sorti en 2013. Son nouveau projet, Kimi-tachi wa Dô Ikiru ka (en anglais How Do You Live ?) a été officiellement annoncé en 2017. L'annonce, notamment couverte par vos serviteurs, avait suscité un véritable engouement (c'est un doux euphémisme). Il faut dire qu'au-delà de la perspective, ô combien réjouissante, de découvrir un nouveau long-métrage du plus grand réalisateur de films d'animation, il y avait également la promesse de redécouvrir un nouveau film du studio Ghibli.
Car oui, tout le problème était là : après la sortie en 2014 de Souvenirs de Marnie de Hiromasu Yonebayashi (qui a depuis fondé le studio Ponoc), Toshio Suzuki, producteur en chef du studio Ghibli, avait annoncé que les mauvais résultats au box-office des derniers films, pourtant excellents, du studio (Le Vent se lève de Hayao Miyazaki, Le Conte de la Princesse Kaguya du très regretté Isao Takahata et Souvenirs de Marnie de Hiromasu Yonebayashi), contraignaient le studio à suspendre ses activités, pour une durée indéterminée. La seule production du studio Ghibli depuis cette annonce avait été l'OVNI (magnifique) La Tortue Rouge du réalisateur néerlandais Michael Dudok de Wit. Mais il s'agissait d'une co-production, le studio Ghibli partageant le travail avec les studios Wild Bunch et Why Not Productions. Par ailleurs, si le film recueillit un accueil extrêmement chaleureux par la presse et dans les festivals (il remporta notamment le Prix Spécial "Un Certain Regard" au Festival de Cannes), Ghibli ne pouvait raisonnablement pas espérer que ce film remplisse suffisamment les caisses pour sortir le studio de la crise.
Une production rallongée
Ghibli est donc face à un problème majeur : d'un côté, son réalisateur-phare, adulé dans le monde entier pour ses films, est en train de travailler d'arrache-pied sur un nouveau long-métrage, d'un autre côté, le studio n'a pas résolu sa crise financière. D'autant plus que Hayao Miyazaki est un artiste extrêmement perfectionniste, et ralenti qui plus est par l'âge et la maladie, et la production met énormément de temps.
D'abord annoncé pour juillet 2020 à l'occasion des Jeux Olympiques de Tokyo, le film a été repoussé pour 2021 ou 2022. En octobre dernier, dans son émission de radio Ghibli Asemamire, le producteur Toshio Suzuki avait annoncé qu'à l'heure où il enregistrait son émission, seulement 17 minutes du film avaient été achevées, la production avançant approximativement à hauteur d'une minute de film par mois. Sachant que les films de Hayao Miyazaki destinés à un public adulte durent à peu près 2 heures, le film était, en octobre dernier, terminé à 14% (aujourd'hui, si on applique la règle de 3, il serait terminé à environ 17.5%). On se doute cependant que la production va augmenter sa vitesse de croisière, car s'il continue à avancer au rythme d'une minute tous les mois, le film ne sortira pas avant huit ans, ce qui n'est pas envisageable pour le studio Ghibli. L'équipe du film pourrait utiliser de nouvelles techniques d'animation (comme l'animation numérique sur certaines séquences), et embaucher plus de personnel. D'autant plus que, on s'en doute, la production d'un film d'animation est toujours plus lente au début qu'à la fin.
Un film terriblement ambitieux
Saisissons l'occasion pour faire le point sur toutes les informations qui ont été dévoilées concernant le nouveau film de Hayao Miyazaki. Kimi-tachi wa Dô Ikiru ka est un clin d'oeil au roman de Genzaburo Yoshino, paru en 1937. Ce livre traite de socialisme, de marxisme et de lutte des classes, prenant la forme d'un roman pour enfants, Yoshino ayant très vite compris que les romans pour la jeunesse étaient moins soumis à la censure que les romans et les livres adressés aux adultes. Le personnage principal du roman, un jeune garçon appelé Honda Junichi, tient une correspondance avec son oncle. D'après les rares informations communiquées par le studio, le roman devrait avoir une grande importance pour le personnage principal du nouveau film de Hayao Miyazaki.
Le but de ce film est triple pour Hayao Miyazaki. Tout d'abord, ce film sera un rappel des idéaux socialistes et marxistes du réalisateur. N'oublions pas que lorsqu'il travaillait au studio Toei en tant qu'intervalliste, il était devenu secrétaire en chef du syndicat des travailleurs, présidé par un certain... Isao Takahata, grand ami de Hayao Miyazaki, futur co-créateur du studio Ghibli, et réalisateur, entre autres, des chefs d'oeuvre Le Tombeau des Lucioles et Le Conte de la Princesse Kaguya. Le marxisme de Hayao Miyazaki est visible jusque dans ses films, de manière frontale, comme dans Porco Rosso ou Le Vent se lève, ou plus imagée, comme dans Le Château dans le ciel, Princesse Mononoké ou Le Voyage de Chihiro (notamment dans sa manière d'illustrer, de manière romantique et idéalisée, les travailleurs). Rappelons par ailleurs qu'en pleine promotion du Vent se lève, Hayao Miyazaki avait confié à nos confrères du journal Libération le 10 janvier 2014 :
[...] il est intéressant de remarquer que cette identité de gauche est restée assez puissante dans ma génération, y compris chez Ghibli, où nous sommes quelques-uns dans ce cas. J'aspire toujours au fond de moi à une société plus juste, et je reste influencé par l'idéal communiste formulé par Marx, même si je n'ai bien sûr aucune affinité avec les expériences de socialisme réel menées dans l'ex-U.R.S.S. ou ailleurs.
L'évocation du socialisme et du marxisme dans ce nouveau long-métrage sera également, pour Hayao Miyazaki, l'occasion de rendre hommage à son grand ami, Isao Takahata, lui aussi sympathisant communiste, et qui fut un moteur pour la réalisation de ses ambitions artistiques et de ses convictions politiques. Décédé le 5 avril 2018 à Tokyo des suites d'un cancer, ce réalisateur de génie a laissé un grand vide derrière lui, dans le coeur de son ami. Dans son éloge funèbre, Hayao Miyazaki avait notamment rappelé leur passé de syndicaliste. Si vous voulez voir l'hommage déchirant de Hayao Miyazaki à son ami Isao Takahata, c'est ici. Préparez vos mouchoirs...
Enfin, la presse numérique anglo-saxonne nous apprend que Toshio Suzuki a annoncé que le nouveau film de Hayao Miyazaki sera dédié à son petit-fils. Ce serait l'occasion pour le réalisateur, d'après Suzuki, de lui dire au revoir, avant de "partir pour l'autre monde".
Un autre film en production
On vous l'a annoncé dans un article daté du 3 janvier 2020 : il y a actuellement non pas un film en production, mais deux. En effet, dans sa carte de voeux traditionnelle, le studio Ghibli annonçait la production d'un second film en préparation, sans donner plus de détail, ni sur son titre, ni sur son réalisateur.
Cette information est on ne peut plus capitale, car elle répond à de nombreuses inquiétudes relatives à l'avenir du studio. Après la disparition malheureuse d'Isao Takahata, et la retraite inexorable de Hayao Miyazaki, se pose plus que jamais la question de la succession du grand maître de l'animation japonaise. Ghibli a eu parfois l'occasion de confier des films à quelques jeunes réalisateurs : le téléfilm Je peux entendre l'océan (Tomomi Mochizuki, 1993), le magnifique Si tu tends l'oreille (Yoshifumi Kondo, 1995), Le Royaume des Chats (Hiroyuki Morita, 2002), Les Contes de Terremer (Goro Miyazaki, 2006), Arrietty, le petit monde des Chapardeurs (Hiromasa Yonebayashi, 2010), le très beau La Colline aux coquelicots (Goro Miyazaki, 2011), Souvenirs de Marnie (Hiromasa Yonebayashi, 2014).
Mais plusieurs problèmes se posent... Tout d'abord, si ce n'est sur Souvenirs de Marnie, chacun de ces films ont été réalisés sous la supervision de Hayao Miyazaki. Ensuite, Yoshifumi Kondo, d'abord pressenti comme le digne successeur du maître, est décédé le 21 janvier 1998, des suites d'une rupture d'anévrisme. Tomomi Mochizuki et Hiroyuki Morita ont quitté le studio Ghibli pour se tourner vers des séries d'animation. Hiromasa Yonebayashi, quant à lui, suite à l'échec au box-office du pourtant touchant Souvenirs de Marnie, a quitté le studio Ghibli pour fonder, avec d'anciens collaborateurs, le studio Ponoc, studio qu'il supervise, et pour lequel il a réalisé Mary et la fleur de la sorcière et l'un des segments du patchwork Héros Modestes (on vous parlait en mars 2018 de ce projet ambitieux).
Reste Goro Miyazaki, le fils de Hayao Miyazaki, dont la relation conflictuelle avec son père a terni le résultat des Contes de Terremer. Les deux ont semblé se rabibocher pour La Colline aux Coquelicots. Il a également réalisé la série animée Ronya, fille de brigand, co-produite en 2014 par le studio Ghibli et le studio Polygon Pictures. En 2017, le producteur Toshio Suzuki avait annoncé que Goro Miyazaki était en train de plancher sur un nouveau "projet en images de synthèses". Malheureusement, le terme "projet" est bien trop généraliste pour nous permettre d'affirmer s'il s'agit d'un nouveau film ou d'une nouvelle série que produira le studio. Aussi, l'identité du réalisateur du nouveau long-métrage reste, à ce jour, inconnue.
Le partenariat avec Netflix
Vous l'aurez compris, pour réaliser ses projets, et se permettre une restructuration sur le long-terme, le studio Ghibli a plus que jamais besoin d'argent. Et c'est là qu'est tirée la carte Netflix. Conscient de l'urgence de trouver de l'argent rapidement, le producteur Toshio Suzuki a accepté l'offre particulièrement alléchante de Netflix : permettre la diffusion de l'intégralité du catalogue Ghibli sur le SVOD à l'international, contre un gros chèque. Toshio Suzuki a affirmé que l'urgence était telle que Miyazaki ne pouvait "raisonnablement pas refuser l'offre". Il a par ailleurs ajouté, avec malice :
Il faut savoir qu'Hayao Miyazaki ne sait pas exactement ce que sont Netflix et les autres services de distribution de vidéo à la demande. Il n'utilise pas d'ordinateur personnel ou de smartphone. Et donc, il ne comprend pas ce que sont ces diffusions numériques de films. J'ai donc profité de ce point-là.
Faut-il donc voir Netflix comme un mécène généreux, bien décidé à aider un studio de cinéma d'animation dans la difficulté ? Bien évidemment, si nous sommes reconnaissant de ce partenariat, qui permet à la fois au studio de trouver la somme nécessaire pour la production de ses projets, mais aussi de diffuser auprès du grand nombre ces chefs d'oeuvre du Septième Art, dont le téléfilm inédit en France Je peux entendre l'océan, il ne faut pas non plus se méprendre sur les ambitions de Netflix.
Cette opération, c'est du pain béni pour l'entreprise fondée par Reed Hastings, et ce pour trois raisons essentielles. Tout d'abord, avec ce partenariat, Netflix s'affirme en nouveau géant de l'animation japonaise à l'international. Et oui, car si, nous français, sommes habitués à voir de l'animation japonaise (la France est le second consommateur mondial de mangas et d'animation japonaise), ce n'est pas le cas de tous les pays du monde. Or, ce partenariat permet à Netflix une diffusion internationale des films du studio Ghibli. (Bien qu'aux Etats-Unis, les films du studio sont appelés à migrer par la suite sur HBO Max.) Même en France, Netflix est en train de se tailler une véritable réputation dans le domaine de l'animation japonaise, concurrençant avec une efficacité redoutable des services comme ADN ou Wakanim. En effet, en plus des nombreuses séries d'animes que Netflix diffuse (Naruto Shippuden, Fullmetal Alchemist : Brotherhood, Hunter X Hunter, Death Note, The Seven Deadly Sins, Assassination Classroom, Sword Art Online, Tokyo Ghoul, Jojo's Bizarre Adventure, One Punch Man, The Heroic Legend of Arslan), Netflix se veut aussi le distributeur exclusif de certains films japonais qui ne sont même pas passés par la case cinéma en France, comme ce fut le cas avec le patchwork Héros Modestes du studio Ponoc (fondé par d'anciens collaborateurs du studio Ghibli, dont Hiromasa Yonebayashi) ou encore le film Ni No Kuni, l'adaptation de la célèbre licence de jeux vidéo, née de la collaboration entre Level-5 et le studio Ghibli. A noter par ailleurs qu'avant même ce partenariat particulièrement alléchant, Netflix possédait déjà dans son catalogue le film Le Tombeau des Lucioles, chef d'oeuvre d'Isao Takahata produit par Ghibli, et la série d'animation Sherlock Holmes, co-réalisée par un certain... Hayao Miyazaki, entre 1984 et 1985.
Ensuite, Netflix qui base une grande partie de sa stratégie commerciale sur le cinéma d'auteur, fait rentrer dans son palmarès deux réalisateurs adulés par les cinéphiles du monde entier. Ainsi, Hayao Miyazaki et Isao Takahata rejoignent la liste de plus en plus longue des réalisateurs prestigieux avec qui Netflix a tissé des liens commerciaux plus ou moins étroits : David Fincher (House of Cards, Minhunter, Mank, Love, Death & Robots), Martin Scorsese (Rolling Thunder Revue : a Bob Dylan story, The Irishman), Bong Joon-ho (Okja), les frères Coen (La Ballade de Buster Scruggs), les frères Safdie (Uncut Gems), Alfonso Cuaron (Roma) ou encore David Lynch (What did Jack do ?). Alors que l'on a souvent reproché à Netflix de privilégier la quantité à la qualité, l'entreprise fait tout pour casser son image, avec pour objectif suprême, rafler une Palme d'Or après l'Oscar remporté par Alfonso Cuaron en 2019 pour Roma. Travailler son image est d'autant plus essentiel pour Netflix que Disney et la Warner, qui peuvent reposer sur un capital cinématographique conséquent qui leur sont propres, sont passés à l'offensive, le premier avec Disney+, le second avec HBO Max.
Enfin, ce partenariat permet à Netflix de coiffer au poteau Disney, qui a vu les droits de diffusion sur SVOD lui passer sous le nez. En effet, le principal adversaire de Netflix a perdu les droits de diffusion à l'international des films Ghibli. Depuis Princesse Mononoké, Disney avait été le distributeur des films Ghibli par l'entremise de sa filiale Buena Vista. Par ailleurs, le plafonnement des films du studio Ghibli sur trois mois par tranches de sept films a deux avantages conséquents sur Netflix. Tout d'abord, alors que Disney+ s'apprête à arriver en fanfare sur le sol européen dès le 24 mars, Netflix s'offre la garantie que ses abonnés ne quittent pas son SVOD au profit de Disney, s'ils veulent profiter des films du studio Ghibli prévus pour le mois d'avril. D'autant plus que possédant désormais les films du studio Ghibli et ceux du studio DreamWorks dans son catalogue, Netflix permet une offre parfaitement complémentaire à celui du catalogue Disney, pour tous fans de films d'animation. Enfin, Netflix s'offre l'occasion d'occuper une partie de la presse lors de la diffusion des films Ghibli, se garantissant une survie médiatique même avec l'arrivée de Disney+, qui ne manquera pas de faire du bruit dans la presse française et européenne.
Merci pour ces infos intéressantes.