Dossier : Princesse Mononoké vs. l'Histoire
Hayao Miyazaki est sans doute possible le grand maître de l’animation japonaise. À l’occasion de la sortie en France du film-documentaire Never-Ending Man, revenons sur Princesse Mononoké, que de nombreux fans jugent comme étant son plus grand film. Dans cet article, nous tenterons de voir ce que ce film d’animation épique, où la Fantasy côtoie un discours poétique et écologique, nous apprend de l’Histoire Japonaise. Si vous avez apprécié cet article, nous vous conseillons les articles similaires que nous avons publiés sur Kaamelott, Vikings, Pocahontas, Outlaw King et les films de Ridley Scott (Gladiator, Kingdom of Heaven, 1492 : Christophe Colomb et Robin des Bois).
1. L’époque Muromachi (1336-1573)
L’époque Muromachi est une des nombreuses subdivisions de l’Histoire japonaise. On considère le plus généralement que cette période couvre tout le règne du shogunat Ashikaga. De nombreux historiens s’accordent à séparer l’époque Muromachi en deux grandes parties : l’époque Nanboku-chô, aussi appelée « période des cour du Nord et cour du Sud » (qui s’étire de 1336 à 1392) et l’époque Sengoku (de 1467 à 1573). A noter cependant que certains historiens, avec en tête de file Pierre-François Souyri, tendent à exclure de l’époque Muromachi l’époque Nanboku-chô. Selon eux, Muromachi commencerait à partir de la reddition de la Cour du Sud, en 1392. Il faut bien comprendre, ami lecteur, que les époques historiques sont toujours sujettes à débat. Même en occident, les limites du Moyen-Âge ne sont pas unanimement établies. Mais revenons à nos moutons.
De manière générale, l’époque Muromachi se caractérise par un chaos politique, dans le Japon féodal. L’époque Nanboku-chô (1336-1392) voit se dérouler une sanglante guerre civile, qui oppose les partisans de la Cour du Nord, que dirige l’empereur Komyo depuis Kyoto, et qui est soutenu par le Shogun Takauji Ashikaga, aux partisans de la Cour du Sud, dirigée par l’empereur Go-Daigo, et dont le fief se trouve à Yoshino. Cette guerre civile, qui dure presque soixante-ans, s’achève par une victoire de la Cour du Nord, renforçant le pouvoir des Ashikaga. L’époque Sengoku, quant à elle, est une période de conflits constants entre les provinces, qui crée une instabilité politique. Les daimyô (des chefs guerriers) sont devenus puissants, et se livrent des guerres incessantes. Ces guerres affaiblissent considérablement le pouvoir central du Japon, détériorant a fortiori le pouvoir des Ashikaga. L’époque Sengoku (et avec elle l’époque Muromachi) prendra fin avec la destitution du dernier shogun Ashikaga par le daimyô Oda Nobunaga.
C’est précisément dans cette période de conflits entre provinces que prend place l’histoire de Princesse Mononoké.
2. Dame Eboshi
Dame Eboshi, comme tous les personnages de Princesse Mononoké apparaissant à l’écran, est un personnage de fiction. Pourtant, à elle seule, est le symbole de plusieurs aspects de l’époque mouvementée de Muromachi.
L’action de Princesse Mononoké se déroule au XVIe sièce. Comme nous l’avons dit dans la partie précédente, l’époque Sengoku fut profondément marquée par l’émergence des daimyô, chefs de guerre et provinciaux, qui se faisaient la guerre. Dame Eboshi, cette femme issue de la noblesse, symbolise, par bien des aspects, les daimyô de l’époque Muromachi. Attention, je ne prétends pas que Dame Eboshi est une daimyô : je ne crois pas faire d’erreur en prétendant que ce rang était réservé uniquement aux hommes. Cependant, Dame Eboshi dirige d’une main de maître un fief, elle est la maîtresse des forges de Tatara. De plus, c’est une chef de guerre aguerrie, qui sait résister face aux attaques incessantes des samouraïs de Seigneur Asano. Ce conflit entre les guerriers d’Eboshi et les samouraïs d’Asano permet à Miyazaki de montrer cette période de conflits violents entre seigneurs provinciaux.
Par ailleurs, par sa noblesse, Dame Eboshi semble respecter les sept grandes vertus confucéennes du Bushido, le code des samouraïs, que devaient respecter avec assiduité les daimyô : Droiture, Courage, Bienveillance, Politesse, Sincérité, Honneur et Loyauté. D’ailleurs, elle semble avoir plus de respect pour ces vertus que les samouraïs du Seigneur Asano ou ceux du Shogun, puisque ces derniers n’hésitent pas à attaquer des paysans désarmés. Par ce contraste, Hayao Miyazaki dresse Dame Eboshi en « daimyô » idéale. Une daimyô en qui les villageois accordent une foi absolue. Cette ancienne courtisane de l’Empereur, qui a été répudiée, s’est d’ailleurs donnée pour mission d’accueillir tous les exclus de la société, les prostituées et les lépreux. Ce trait de caractère renforce cet idéal politique que représente Eboshi. Beaucoup ont pu considérer que Dame Eboshi était une antagoniste du film, alors qu’il est évident que là n’est pas le but de Miyazaki.
Les forges de Tatara symbolisent également d’autres aspects de l’époque Muromachi. Tout d’abord, les femmes du village de Dame Eboshi utilisent des arquebuses. L’emploi des arquebuses par les femmes de Dame Eboshi permet à Hayao Miyazaki de rappeler deux caractéristiques de la période Muromachi : tout d’abord, aussi violente fût cette période, il est important de rappeler que Muromachi fût également le début de la modernité au Japon. Ensuite, il s’agit d’une époque d’ouverture sur le monde. En effet, l’arquebuse est une arme d’origine portugaise, qui a été importée au Japon dès 1543, au début de l’époque du commerce Nanban. L’Histoire de Princesse Mononoké se situe au début de l’utilisation de l’arquebuse par les japonais. D’ailleurs, dans son livre Giving Up the Gun, Noël Perrin nous apprend que dès la fin du XVIème siècle, soit cinquante ans après le début de l’importation de l’arquebuse au Pays du Soleil Levant, cette arme était plus utilisée que l’arc, et le Japon était le pays qui possédait le plus d’arquebuses.
3. Prostitution et exclusion dans le Japon féodal
Comme nous l’avons vu, Dame Eboshi s’est donné pour mission d’aider et de recueillir les exclus de la société. Deux castes sembles être les représentants des exclus de la société japonaise féodale dans Princesse Mononoké : les prostituées et les lépreux.
Pourtant, quand on s’intéresse un peu à la question, on se rend compte que la chose n’est pas si simple. Tout d’abord, avant d’être officiellement interdite au Japon en 1958, la prostitution a connu une histoire aussi compliquée qu’intéressante. Il est important de prendre conscience que si la prostitution a si longtemps été légale, c’est avant toute chose parce que ni le shintoïsme ni le bouddhisme ne considère le sexe comme tabou, contrairement aux croyances judéo-chrétiennes. Ainsi, dès le XIIIème siècle, les prostituées officient en associations, et sont même protégées par le pouvoir public. Au chapitre 6 de son livre Histoire du Japon médiéval, l’Historien Pierre-François Souiry nous apprend que les prostituées n’étaient pas discriminées. Souiry relate même un procès remporté par des prostituées contre un daimyô, concernant des taxes jugées abusives.
On comptait, dans le Japon féodal, trois types de prostituées : les shirabyôshi (qui avaient pour clients des nobles), les asobime (qu’on trouvait dans les ports) et les kugutsu (qui travaillaient à l’intérieur des terres, souvent dans des auberges). On comprend d’ailleurs que les prostituées de Princesse Mononoké appartiennent à cette dernière catégorie. S’il est erroné de penser que les prostituées vivaient au ban de la société, la vie des prostituées ne devaient pas être enviable. Je n’ai trouvé aucun article traitant particulièrement de la prostitution à l’époque Muromachi. Cependant, je sais que la prostitution a été fortement réglementée en 1617 (époque Edo) par le Shogunat Tokugawa. Plusieurs arguments avancés par Tokugawa pour réglementer la prostitution permettent de se faire une idée précise des prostituées et de leurs conditions de vies. Tout d’abord, cette forte réglementation permettait de contrôler l’origine des prostituées. En effet, les familles pauvres vendaient parfois leurs filles, dès l’âge de 7 ans, qui devenaient prostituées. Nous savons également que les portugais ont, dès le XVIème siècle, capturé de nombreuses japonaises pour en faire des esclaves sexuelles. Ces célèbres quartiers dédiés à la prostitution, dont le plus célèbre reste celui de Yoshiwara, permettait donc d’empêcher, idéalement, ce type de proxénétisme. Cependant, les mesures appliquées par l’édit du Shogunat Tokugawa n’ont pas amélioré les conditions des prostituées. Mais c’est là un autre débat. Il n’en demeure pas moins que si Dame Eboshi n’a pas aidé des exclues, elle a permis à des femmes de s’affranchir de la pauvreté, et donc de la prostitution.
Plusieurs minorités étaient néanmoins mises au ban de la société féodale japonaise. Parmi elles, les Burakunin (« gens du hameau »). Les Burakunin sont les descendants des « Eta » (« pleins de souillures »). Le site japanazitation nous apprend, dans un article très intéressant, que les Eta avaient un travail lié au sang. On comptait parmi ses professions les bouchers, les équarrisseurs et les travailleurs du cuivre. Ces métiers étaient jugés impurs par les croyances shintoïstes et bouddhistes, ce qui explique leur exclusion de la société. Il était impensable pour un Burakunin d’espérer un jour retourner dans la société.
Les Hinin, quant à eux, n’étaient pas mieux lotis. Hinin signifie, en japonais, « non-humain ». On comptait parmi ces non-humains les mendiants et les pauvres, les gens du spectacle, les bourreaux et les croque-morts. Il était toutefois possible de se débarrasser de son statut d’Hinin.
On peut se demander pourquoi Hayao Miyazaki tient pour exclue les prostituées, et ne place pas sous la protection de Dame Eboshi les Burakunin ni même les Hinin. Je pense qu’avec l’interdiction de 1958, dans la mentalité japonaise, les prostituées sont désormais mises au ban de la société. D’ailleurs, on considère que les Yakuzas et leurs employés sont des Burakunin. Autrement dit, Hayao Miyazaki semble adapter le contexte féodal à la mentalité contemporaine. D’autant que ce parti pris lui permet à la fois d’offrir une ligne de lecture qui peut être comprise mondialement (les occidentaux, qui condamnent la prostitution, ne connaissent pas le statut des Hinin et des Burakunin), tout en se donnant l’opportunité de mettre en avant ses convictions féministes.
4. Ashitaka et les Emishi
J’aurai peu de choses à dire sur Ashitaka. Ce personnage parfaitement miyazakien, héritier d’autres personnages du maître de l’animation japonaise (telles que Nausicaa), offre une ligne de lecture particulièrement facile. D’autant plus que ce personnage est un Emishi. Il est donc étranger à la société japonaise féodale, puisqu’il en est exclu. Il permet donc, par son ignorance, d’être au même niveau que le spectateur, japonais ou occidental.
Mais je voudrais discuter un peu des Emishi. Les Emishi sont des Aïnous originaires du Tohoku. Les Aïnous forment le groupe aborigène du nord du Japon, originaire de l’est de la Russie, et qui ont migré vers -1300 av. J.C. vers Hokkaïdo. Les Aïnous sont, à l’instar des Burakunin, exclues de la société japonaise féodale. On peut donc voir une très grande proximité entre Ashitaka et les habitants du village de Dame Eboshi, puisqu’Ashitaka est doublement exclu : il est exclu parce qu’il est un Aïnou, mais également parce qu’il est un Emishi, c’est à un dire un groupe d’Aïnou qui a refusé de se plier à l’autorité de l’empereur du Japon.
Nous savons que les Emishi étaient un peuple de chasseurs-cueilleurs, qui se nourrissaient en partie de cultures céréalières (orge et riz). Les Emishi étaient également réputés comme étant de grands guerriers, et leurs techniques guerrières ont souvent porté leurs fruits face à l’armée japonaise. La raison en est simple : les Emishi étaient des archers et des cavaliers. Cette stratégie, utilisant des cavaliers munis d’arcs était très efficace face à l’armée japonaise, qui était essentiellement basée sur l’infanterie lourde. Ashitaka est un très grand cavalier, et un archer hors-pair. Son village semble avant tout être un village agricole, et son rang de prince démontre bien que dans son peuple, l’autorité japonaise était contestée.
5. Jiko et la religion
Personnage ambiguë, le bonze Jiko permet, à lui seul, de symboliser la grande effervescence religieuse née pendant l’époque Muromachi. Il est un haut-placé de la secte des Adeptes du Maître (« Shishô Ren »), une secte bouddhique imaginaire, permettant à Hayao Miyazaki de mentionner le nombre important de nouvelles sectes apparues en ces temps mouvementés.
Ce serait bien que vous fassiez le même sur Le château ambulant, qui est lui, plutôt difficile à interpréter.