Sorti il y a quelques jours, Oppenheimer est le dernier chef-d'oeuvre en date de Christopher Nolan (Inception, Interstellar). Alors que le film nous raconte l'Histoire du créateur de la Bombe Atomique, nous nous intéressons aujourd'hui à un pan méconnu de l'Histoire japonaise : celle des "hibakusha", les rescapés des deux bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki.
Les hibakusha, les grands oubliés de l'Histoire
Le 6 et le 9 août 1945, le président américain Harry S. Truman ordonne le largage de la bombe atomique sur les villes de Hiroshima et de Nagasaki. Déjà fortement affaibli, le Japon annoncera sa capitulation, mettant fin à la Seconde Guerre Mondiale. Si les bombardements américains sur les grandes villes japonaises, dont Kobé, ont déjà fait de nombreuses victimes, dont l'horreur nous est racontée par Isao Takahata dans son chef d'oeuvre du studio Ghibli Le Tombeau des Lucioles, celle des deux bombardements atomiques dépasse l'entendement humain. Au total, après les deux bombes, le Japon déplore 220 000 victimes, dont plusieurs dizaines de milliers sont mortes du fait des radiations dans les jours et les semaines qui ont suivi ces événements historiques.
Dégâts humains, dégâts matériels, dégâts financiers, mais également dégâts psychologiques visibles jusque dans les manga des années 80-90, dont Akira de Katsuhiro Otomo, les bombardements de Hiroshima et Nagasaki ont également fait des victimes que l'on a trop souvent oubliées : les hibakusha (被爆者). Le mot "hibakusha" est composé des kanji 被 (hi), 爆 (baku) et 者 (sha), qui signifient respectivement "affecté", "bombe" ou "explosion", et "personne". Au lendemain de la bombe atomique, le Japon a reconnu l'existence de 650 000 hibakusha ; 136 682 étaient encore en vie selon un recensement de 2018 effectué par les autorités japonaises. Et ils ont été nombreux à vivre un enfer.
La longue lutte pour les droits sociaux
Tout d'abord, les hibakusha ont dû se battre pendant plus d'une décennie pour avoir les acquis sociaux les plus évidents. Ce n'est qu'en 1956 que le gouvernement japonais ordonne la prise en charge médicale gratuite des rescapés, dont un grand nombre ont été défigurés à cause des radiations et demandaient, entre autres, un accès à la chirurgie esthétique. Cependant, le statut d'hikabusha était nécessaire, mais difficile à obtenir : il fallait prouver son emplacement lors des bombardements nucléaires, grâce aux témoignages de deux témoins (ce qui était difficile à obtenir, compte tenu du nombre très élevé de morts). De fait, on estime que la grande majorité des hikabusha sont morts avant d'obtenir la moindre reconnaissance, et donc le moindre soin.
Le docteur Hida, dans un témoignage publié par Libération le 6 août 2006 revient sur la façon dont les États-Unis ont joué un rôle dans l'enfer vécu par les hibakusha. Non seulement, les USA n'ont donné aucune allocation ni fourni aucune aide financière pour aider les victimes, mais en plus l'ABCC (Atomic Bomb Casualty Commission), qui dépend directement de la Maison Blanche, est la seule habilitée à faire des recherches sur les effets de la bombe atomique. Pire : les hibakusha servent de cobayes pour la science, selon le Dr. Hida. "En effet, l'ABCC ne soigne pas les victimes. Elle prélève des organes sur les cadavres de ceux qui meurent et envoie des rapports à Washington.", peut-on lire dans Libération. Notons que les examens médicaux ont été vécus comme une humiliation par de nombreux hibakusha : ils devaient rester nus pendant des heures et des heures devant des médecins et des photographes qui les examinaient sous toutes les coutures.
propagande et censure
Le gouvernement américain, afin d'éviter d'être accusé de crimes de guerre, voire de crimes contre l'Humanité, a longtemps employé la censure sur les effets des radiations sur le corps humain. Interdiction fut faite aux victimes de raconter les horreurs qu'elles ont vécues, et les photographies et films ont été confisqués jusqu'à la ratification du traité de San Francisco fin 1951, qui a rendu au Japon sa souveraineté en échange de son renoncement à ses ambitions géopolitiques locales. Alors que les historiens débattent encore aujourd'hui concernant l'utilité de la double-attaque atomique, les jeunes japonais ont dû apprendre pendant des années que Hiroshima et Nagasaki étaient un "mal nécessaire". Imaginez la violence ressentie par les jeunes hibakusha, dont les familles ont été décimées, et qui ont dû apprendre à voir leur tragédie sous un jour positif...
Notons que la situation est loin de s'être améliorée : si la Bombe Atomique est toujours étudiée à l'école, les autorités japonaises refusent que l'on examine en profondeur la question. Interviewé par La Croix, Mitsuhiro Hayashida, petit fils de hibakusha, explique : "Au Japon, on parle certes des bombes atomiques à l’école mais ils n’apprennent pas leurs origines et leurs conséquences. Comment aborder les deux bombes atomiques sans parler des conflits antérieurs ? Si on n’aborde pas ces thématiques, c’est comme si on parlait simplement d’une catastrophe naturelle !" Depuis les années 1990, la politique japonaise est rongée par un nationalisme négationniste, posant un regard révisé sur les conflits en Corée et en Mandchourie. Le Japon n'aurait pas conquis ces pays par désir d'expansion, mais par soucis de libérer l'Asie du joug occidental. La mise en avant de ces idées n'a pas empêché certains hommes politiques d'accéder aux plus hautes fonctions, comme en témoigne l'ascension de Shinzo Abe, l'ex-premier ministre japonais, assassiné le 8 juillet 2022. L'avancée de ces idées a eu pour conséquence que, suite à des réclamations, le manga Gen d'Hiroshima de Keiji Nakazawa, lui-même hibakusha, a été retiré des programmes scolaires en 2013, et de certaines bibliothèques municipales.
discriminations et solitude
Les hibakusha ont également eu affaire à une forte discrimination de la part du reste de la population japonaise. Tout d'abord, la profonde méconnaissance des conséquences des radiations ont créé une panique au sein de la population, et de nombreux hibakusha ont eu du mal à se marier, et à fonder une famille. Dans le numéro 97 de la Revue Internationale de la Croix Rouge, le Dr. Masao Tomonaga fait part d'un témoignage édifiant : "Une femme, que je connaissais personnellement et qui est morte il y a quelques mois dans une maison de retraite, a subi de graves brûlures sur la totalité de son visage. En guérissant, son visage s’est recouvert de tissus cicatriciels sur lesquels se sont formés des chéloïdes. À cause de cela, elle a perdu toute chance de se marier alors qu’elle était encore très jeune. [...] Durant la première phase de rétablissement, dans les années 50 et 60, certaines personnes n’ont pas pu se marier. Nombreux sont ceux qui n’avaient pas été exposés aux effets du bombardement atomique et qui hésitaient à autoriser leurs filles ou leurs fils à se marier avec des survivants de la bombe atomique."
Le 17 juin 2021, lors d'une session à l'Assemblée Nationale, en réponse à une déclaration d'Olivier Veran (alors Ministre de la Santé et des Solidarités) niant l'existence de victimes transgénérationnelles des essais nucléaires, le député communiste Jean-Paul Lecoq explique avoir rencontré des hibakusha et fait le même constat : "Je me suis rendu à plusieurs reprises à Hiroshima. J’ai rencontré des hibakusha. J’ai écouté les étudiants de l’université expliquer qu’aucune relation amoureuse avec des habitants d’autres villes n’était possible, parce qu’en tant qu’enfants ou petits-enfants d’Hiroshima, il existait une forte probabilité que leurs propres enfants présentent des malformations ou des handicaps. Si ces personnes ne sont pas des victimes transgénérationnelles, que sont-elles ?"
Les discriminations autour des hibakusha a engendré une grande précarité financière, due aux difficultés qu'ils ont eues à trouver un emploi. Toujours à propos de cette femme hibakusha, le Dr. Masao Tomonaga rapporte : "Elle est finalement devenue femme de ménage à l’hôpital universitaire. Son salaire était très bas. Tous les jours, toute sa vie, elle a balayé les couloirs de l’hôpital, jusqu’à 65 ans, âge auquel elle est allée dans une maison de retraite."
Aujourd'hui, alors que les associations d'hibakusha et de descendants d'hibakusha, travaillent ardemment à la sauvegarde de la mémoire de ce traumatisme collectif, et sont devenus des symboles de la lutte contre l'utilisation des armes atomiques, plusieurs incidents ont eu lieu ces dernières années, résultant de la dédiabolisation des propos négationnistes que nous avons évoqués plus haut. Ainsi, le journal La Croix nous rapporte qu'un groupe de collégiens en voyage scolaire à Nagasaki ont alpagué un hibakusha, en lui criant "Tu aurais dû crever en 1945 !".
Le travail de mémoire des hibakusha est encore long, très long. Si nous souhaitons un immense succès au dernier film de Christopher Nolan, il nous a semblé important de mettre en avant la situation vécue par les survivants d'Hiroshima et de Nagasaki, et qui est malheureusement trop méconnue. En attendant, si le film de Christopher Nolan vous intéresse, n'hésitez pas à découvrir les premiers retours dithyrambiques que nous avons collectés.
Par Le montagnard, il y a 2 mois :
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